Abus de majorité : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 26 novembre 2025, n° 23-23.363

Abus de majorité : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 26 novembre 2025, n° 23-23.363

I. Rappel des faits

Le conseil d'administration d'une société anonyme (SA) a pris une délibération relative à une opération stratégique. Des actionnaires minoritaires ont estimé que cette décision avait été prise en violation de l'intérêt de la société et dans le seul but de favoriser les intérêts personnels de certains administrateurs, également actionnaires majoritaires.

II. Étapes de la procédure et prétentions des parties

Les actionnaires minoritaires ont assigné la société en justice afin d'obtenir l'annulation de la délibération du conseil d'administration, invoquant un abus de pouvoirs. Ils soutenaient que la décision était à la fois contraire à l'intérêt social et motivée par l'unique dessein de favoriser les administrateurs majoritaires au détriment de la société et des autres actionnaires.
La cour d'appel a rejeté leur demande. Elle a considéré que, bien que l'opération puisse apparaître comme non optimale pour la société, la preuve d'une intention de la part des administrateurs de favoriser leurs intérêts exclusifs au détriment des minoritaires n'était pas suffisamment rapportée.
Les actionnaires minoritaires ont alors formé un pourvoi en cassation, reprochant à la cour d'appel de ne pas avoir correctement appliqué les critères de l'abus de pouvoirs, notamment au regard de la notion d'intérêt social telle que définie par la loi.

III. Présentation de la thèse opposée à celle de la Cour de cassation

La cour d'appel a adopté une approche restrictive de l'abus de pouvoirs. Elle a estimé que l'annulation d'une décision d'un organe social ne pouvait être prononcée que si la preuve d'une intention de nuire ou de favoriser un groupe au détriment d'un autre était formellement établie. Selon son raisonnement, la seule contrariété de la décision à l'intérêt social, si elle n'est pas accompagnée de la démonstration d'un "dessein unique" de favoriser la majorité, est insuffisante pour caractériser l'abus et justifier l'annulation.

IV. Problème de droit

Une décision prise par un organe social, telle qu'une délibération d'un conseil d'administration, peut-elle être annulée pour abus de pouvoirs lorsque sa contrariété à l'intérêt social est établie, même si l'intention de ses auteurs de favoriser un groupe au détriment d'un autre n'est pas le seul critère retenu par les juges du fond ?

V. Réponse donnée par la Cour de cassation

La Cour de cassation casse et annule l'arrêt de la cour d'appel, au visa des articles 1833 du Code civil et L. 225-35 du Code de commerce.
La Cour de cassation rappelle que l'abus (de majorité ou de pouvoirs) est caractérisé lorsque deux conditions cumulatives sont réunies : la décision doit être contraire à l'intérêt social et avoir été prise dans l'unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment de ceux de la minorité (Cour de cassation, , 2024-11-27, 22-19.379).
En se contentant de rejeter la demande au motif que l'intention de nuire n'était pas prouvée, sans rechercher de manière effective si la décision était, au jour de son adoption, contraire à l'intérêt social, notamment au regard des enjeux sociaux et environnementaux mentionnés à l'article 1833 du Code civil, la cour d'appel a privé sa décision de base légale. Elle n'a pas procédé à l'analyse complète des deux critères cumulatifs de l'abus.

Commentaire d'arrêt

L'arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 26 novembre 2025 offre une clarification importante sur le contrôle des décisions des organes sociaux, en particulier s'agissant de l'abus de pouvoirs. En cassant l'arrêt d'appel, la Haute Juridiction réaffirme avec force la nécessité pour les juges du fond de procéder à une analyse duale et cumulative des critères de l'abus, combinant l'intérêt social et la rupture d'égalité.
Cette décision s'inscrit dans un courant jurisprudentiel constant mais en précise les contours à l'aune des évolutions législatives récentes, notamment la loi PACTE. Il convient ainsi d’étudier la consécration de ce contrôle dualiste de l’abus de pouvoirs (I), avant d’analyser la portée et les limites du contrôle judiciaire exercé sur les décisions sociales (II).

I. La consécration d'un contrôle dualiste de l'abus de pouvoirs

La Cour de cassation confirme que l'appréciation d'un abus de pouvoirs repose sur deux piliers indissociables : une contrariété à l'intérêt social, dont la notion a été élargie (A), et la caractérisation d'une rupture d'égalité entre associés (B).

A. L'exigence renouvelée d'une contrariété à l'intérêt social élargi

L'arrêt rappelle que le premier critère de l'abus est la non-conformité de la décision à l'intérêt social. Cette notion, traditionnellement définie comme l'intérêt propre de la personne morale, distinct de celui de ses associés, a été enrichie par la loi PACTE du 22 mai 2019. L'article 1833 du Code civil, visé par la Cour, impose désormais que "la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité".
"L'arrêt rappelle que le premier critère de l'abus est la non-conformité de la décision à l'intérêt social"
En visant ce texte, la Cour de cassation ancre son contrôle dans une conception moderne de l'intérêt social. L'appréciation de la contrariété à cet intérêt ne se limite plus à une analyse purement économique ou financière ; elle doit intégrer les impacts sociaux et environnementaux de la décision. Les juges du fond ne peuvent donc plus écarter l'abus au seul motif qu'une opération ne cause pas un préjudice financier immédiat si d'autres facettes de l'intérêt social sont compromises. Cette solution s'inscrit dans la lignée des décisions qui exigent un examen concret de la conformité à l'intérêt social (Cour de cassation - 10 avril 2019 - 17-14.790).

B. Le maintien de la condition subjective : la rupture d'égalité

Le second critère, également rappelé avec fermeté, est celui de la rupture d'égalité : la décision doit avoir été prise "dans l'unique dessein de favoriser les actionnaires majoritaires au détriment des minoritaires" (Cour de cassation, , 2024-11-27, 22-19.379, Cour de cassation - 24 mai 2016 - 14-28.121). Cet élément subjectif et intentionnel est indispensable. L'arrêt confirme qu'une simple erreur de gestion ou une décision économiquement discutable mais prise de bonne foi ne suffit pas à constituer un abus.
La Cour censure les juges du fond non pas pour avoir exigé cette preuve, mais pour s'être focalisés sur elle au détriment de l'analyse du premier critère. Le raisonnement est cumulatif : l'absence d'un des deux éléments suffit à écarter l'abus, mais la présence d'un seul ne suffit pas à le caractériser. Le juge doit donc mener une double investigation, et c'est ce que la cour d'appel n'a pas fait.

II. La portée et les limites du contrôle judiciaire des décisions sociales

Au-delà du rappel des principes de fond, l'arrêt éclaire l'office du juge dans ce contentieux (A) et rappelle les enjeux procéduraux et les sanctions qui en découlent (B).

A. L'office du juge : une appréciation temporelle et une charge de la preuve inchangée

L'arrêt souligne implicitement que l'appréciation de l'abus doit se faire "au jour où la décision a été prise", comme le précise le contexte de l'affaire. Le juge ne peut se fonder sur des éléments postérieurs pour évaluer la conformité de la décision à l'intérêt social. Cette exigence de temporalité garantit la sécurité juridique et empêche une remise en cause systématique des décisions au gré des fluctuations économiques.
"Le juge ne peut se fonder sur des éléments postérieurs pour évaluer la conformité de la décision à l'intérêt social"
Par ailleurs, la solution ne modifie pas le régime de la preuve. Conformément à une jurisprudence bien établie, "la preuve d'un abus de majorité incombe à la partie qui l'invoque" (Cour de cassation, 2025-05-07, 23-21.508, Cour de cassation, 2025-05-07, 23-21.508). Il appartient donc toujours aux actionnaires minoritaires de démontrer la réunion des deux conditions cumulatives. Le rôle de la Cour de cassation est de s'assurer que les juges du fond ont bien recherché et caractérisé ces deux éléments à partir des preuves fournies, sans inverser la charge de la preuve.

B. Les enjeux procéduraux et les sanctions : entre annulation et responsabilité

En cassant la décision, la Cour de cassation ouvre la voie à une annulation de la délibération par la cour de renvoi. Cette sanction de la nullité, encadrée par le droit commun des sociétés et potentiellement par l'ordonnance du 12 mars 2025 sur les nullités sociétaires, reste la conséquence principale de l'abus de pouvoirs ou de majorité caractérisé.
Sur le plan procédural, cette décision intervient dans un contexte où la Cour de cassation a récemment précisé les modalités de l'action en nullité. Dans un arrêt du 9 juillet 2025, elle a jugé que la recevabilité d'une telle action n'était pas subordonnée à la mise en cause des associés majoritaires, sauf si une demande indemnitaire est dirigée contre eux (Cour de cassation, 2025-07-09, 23-23.484). L'arrêt commenté, en se concentrant sur les conditions de fond de l'annulation, s'articule avec ces évolutions procédurales qui visent à faciliter l'action des minoritaires tout en délimitant l'objet du litige. La sanction peut ainsi se limiter à la disparition de l'acte litigieux, sans nécessairement engager la responsabilité personnelle des auteurs de l'abus, sauf action distincte.

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