Action sociale ut singuli et liquidation judiciaire : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 17 septembre 2025, Pourvoi n° 24-15.595

I. Rappel des faits
Une société (Efes), exploitant un restaurant, était détenue à parts égales par M. [J] et M. [O] [K]. Ce dernier a cédé ses parts à son fils, M. [T] [K], qui est devenu président de la société. Des tensions sont apparues, culminant avec la condamnation pénale de M. [J] pour violences sur M. [T] [K]. Par la suite, la société Efes a été placée en liquidation judiciaire. M. [J] avait entre-temps engagé une action en justice contre les consorts [K].
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
M. [J] a assigné M. [T] [K] (le dirigeant) et M. [O] [K] (l'ancien associé et bailleur).
Il demandait :
1. La condamnation de M. [T] [K] à indemniser la société pour ses fautes de gestion (action sociale *ut singuli*).
2. La condamnation de M. [T] [K] à l'indemniser personnellement pour son préjudice moral lié à ces fautes.
3. La condamnation de M. [O] [K] à l'indemniser pour son préjudice moral.
La cour d'appel de Paris (7 mars 2024) a fait droit à ses demandes. Elle a déclaré l'action *ut singuli* recevable et a condamné M. [T] [K] à payer 140 000 euros à la société. Elle a également condamné M. [T] [K] et M. [O] [K] à verser respectivement 5 000 et 40 000 euros à M. [J] au titre de son préjudice moral personnel.
MM. [T] et [O] [K] ont formé un pourvoi en cassation. Leurs moyens principaux soutenaient que :
- L'action *ut singuli* devenait irrecevable après l'ouverture de la liquidation judiciaire, le liquidateur ayant seul qualité pour agir au nom de la société.
- Les préjudices invoqués par M. [J] n'étaient pas personnels mais constituaient le reflet du préjudice subi par la société elle-même.
III. Présentation de la thèse opposée à celle de la Cour de cassation
La cour d’appel avait jugé l'action *ut singuli* recevable en retenant que, bien que la société fût en liquidation judiciaire, le liquidateur n'avait engagé aucune action en responsabilité contre le dirigeant. Selon les juges du fond, tant que le liquidateur restait inactif, l'associé conservait son intérêt et sa qualité à agir pour le compte de la société.
Concernant le préjudice de 40 000 euros, la cour d'appel a considéré que l'appropriation du fonds de commerce de la société par M. [O] [K] constituait une "spoliation" directe de M. [J], justifiant une réparation pour son préjudice moral personnel.
IV. Problèmes de droit
1. Un associé, ayant engagé une action sociale *ut singuli* avant l'ouverture de la liquidation judiciaire de la société, conserve-t-il qualité à poursuivre cette action après le jugement d'ouverture, alors que le liquidateur, investi du pouvoir d'agir dans l'intérêt collectif des créanciers, reste inactif ?
2. L'appropriation du fonds de commerce d'une société par un tiers constitue-t-elle un préjudice personnel et distinct pour l'associé, ou relève-t-elle exclusivement du préjudice social ?
V. Réponse donnée par la Cour de cassation
La Cour de cassation casse partiellement l'arrêt de la cour d'appel.
1. Sur l'action *ut singuli* : La Cour répond par la négative au premier problème de droit.
• Visa : Articles L. 227-8, L. 225-252 et L. 651-2 du code de commerce.
• Solution : Il résulte de la combinaison de ces textes que le liquidateur judiciaire a seul qualité pour agir en réparation du préjudice subi par la société dans l'intérêt collectif des créanciers. Par conséquent, l'associé ne peut poursuivre l'action *ut singuli* qu'il avait engagée avant la liquidation. L'éventuelle carence du liquidateur est sans incidence. L'action de M. [J] est donc déclarée irrecevable sur ce point, et la Cour de cassation statue sans renvoi.
2. Sur le préjudice personnel : La Cour apporte une réponse nuancée.
• Elle valide la caractérisation d'un préjudice personnel de M. [J] du fait de son éviction du fonctionnement de la société et du non-respect de ses droits propres d'associé par le dirigeant, M. [T] [K] (condamnation à 5 000 €).
• Elle casse la décision concernant la condamnation de M. [O] [K]. Elle juge que "la spoliation [...] et l'appropriation du fonds [...] ne peut constituer le préjudice subi personnellement par l'associé, distinct du préjudice social". La perte du fonds de commerce est un préjudice subi par la société elle-même. La cour d'appel n'a donc pas donné de base légale à sa décision sur ce point.
Commentaire d'arrêt
Cet arrêt du 17 septembre 2025 vient apporter d'importantes clarifications sur l'articulation entre les prérogatives d'un associé et les effets d'une procédure de liquidation judiciaire. D'une part, il consacre de manière ferme le monopole du liquidateur sur l'action sociale, paralysant de fait l'action *ut singuli* initiée par un associé (I). D'autre part, il réaffirme avec force la distinction cardinale entre le préjudice social et le préjudice personnel de l'associé, opérant une appréciation duale des faits qui lui étaient soumis (II).
I. La paralysie de l'action *ut singuli* par la liquidation judiciaire : la consécration du monopole du liquidateur
La Cour de cassation, par une cassation nette et sans renvoi, tranche une question essentielle : le sort de l'action sociale engagée par un associé lorsque la société entre en liquidation judiciaire. Elle affirme l'irrecevabilité de principe de l'action poursuivie par l'associé (A), en se montrant indifférente à une éventuelle carence du liquidateur (B).
A. L'irrecevabilité de principe de l'action sociale poursuivie par l'associé
En visant les articles L. 227-8, L. 225-252 et L. 651-2 du code de commerce, la chambre commerciale établit une règle claire : dès l'ouverture de la liquidation judiciaire, le liquidateur est investi d'une "qualité" exclusive pour agir en réparation du préjudice social dans "l'intérêt collectif des créanciers" (Cour de cassation, 2025-09-17, 24-15.595). Cette solution met fin à toute concurrence entre l'action de l'associé et celle de l'organe de la procédure.
L'action *ut singuli* est un droit subsidiaire conféré à l'associé pour pallier l'inertie des organes sociaux. Or, la liquidation judiciaire opère un dessaisissement du débiteur et confie la défense des intérêts de la société (et de ses créanciers) au seul liquidateur. La Cour en tire la conséquence logique que l'action sociale, même déjà engagée, ne peut être "poursuivie" par l'associé. Le fondement de cette exclusivité réside notamment dans l'existence d'une action spécifique, l'action en responsabilité pour insuffisance d'actif (article L. 651-2 du code de commerce), dont le liquidateur a le monopole (Code de commerce - Article - L651-2). En concentrant le pouvoir d'action entre ses mains, la loi vise à assurer une gestion cohérente de la procédure et une reconstitution de l'actif au profit de la masse des créanciers, et non la simple réparation d'un préjudice social qui ne bénéficierait qu'indirectement aux associés.
B. L'indifférence de la carence du liquidateur
L'argument principal de la cour d'appel, pour justifier la survie de l'action *ut singuli*, reposait sur l'inaction du liquidateur. Selon elle, tant que le liquidateur n'exerçait pas son droit d'agir, celui de l'associé subsistait. La Cour de cassation balaie cette thèse avec fermeté.
"Elle considère que la perte de qualité à agir de l'associé n'est pas conditionnée à l'exercice effectif d'une action par le liquidateur, mais découle du jugement d'ouverture de la liquidation lui-même"
Elle considère que la perte de qualité à agir de l'associé n'est pas conditionnée à l'exercice effectif d'une action par le liquidateur, mais découle du jugement d'ouverture de la liquidation lui-même. C'est la seule existence du pouvoir du liquidateur qui éteint celui de l'associé. Comme le précise l'analyse, "la simple possibilité pour le liquidateur d'engager une action en responsabilité [...] suffit à rendre irrecevable l'action *ut singuli* de l'associé, même si le liquidateur n'a pas encore exercé cette faculté" (Cour de cassation, 2025-09-17, 24-15.595). En statuant ainsi, la Haute Juridiction prévient toute incertitude : il n'y a pas de vacance du pouvoir d'agir. L'associé est privé de son action sociale dès l'ouverture de la procédure, et il lui appartiendra, le cas échéant, de provoquer l'action du liquidateur ou de mettre en jeu sa responsabilité s'il estime sa carence fautive.
II. La distinction réaffirmée entre préjudice social et préjudice personnel : une appréciation duale
Si l'action sociale est paralysée, l'associé conserve le droit d'agir pour son préjudice propre. L'arrêt illustre de manière pédagogique la frontière, parfois ténue, entre les deux. Il valide la reconnaissance d'un préjudice personnel né de l'atteinte directe aux droits de l'associé (A), mais la rejette lorsque le préjudice invoqué n'est que le corollaire du dommage causé à la société (B).
A. La validation du préjudice personnel né de l'atteinte aux droits propres de l'associé
La Cour de cassation approuve la cour d'appel d'avoir reconnu un préjudice personnel à M. [J] du fait des fautes de gestion de M. [T] [K]. Ce préjudice, indemnisé à hauteur de 5 000 euros, est caractérisé par le fait qu'il a été "écarté du fonctionnement de la société" et n'a pas obtenu de "réponse aux questions posées".
"Ce préjudice est "personnel" car il touche M. [J] dans sa qualité même d'associé et non simplement en tant que détenteur d'une fraction du capital"
En cela, la Cour identifie une atteinte aux prérogatives fondamentales d'un associé : son droit à l'information et sa participation, même indirecte, à la vie sociale. Ce préjudice est "personnel" car il touche M. [J] dans sa qualité même d'associé et non simplement en tant que détenteur d'une fraction du capital. Il est "distinct de celui de la société" et, comme le souligne l'arrêt, "ne pouvait pas être effacé par la réparation du préjudice social". Cette solution confirme que l'action individuelle reste une voie de recours effective lorsque les agissements d'un dirigeant portent atteinte aux droits politiques et financiers propres d'un associé (Cour de cassation, 2025-09-17, 24-15.595, point 9).
B. Le rejet du préjudice personnel découlant de la spoliation du fonds de commerce
À l'inverse, la Cour censure l'analyse de la cour d'appel concernant la condamnation de M. [O] [K] à hauteur de 40 000 euros. Les juges du fond avaient estimé que "l'appropriation du fonds de commerce" par ce dernier constituait une "spoliation de M. [J]".
"la perte d'un actif essentiel comme le fonds de commerce constitue, par nature, un préjudice subi par la société elle-même"
La chambre commerciale rectifie cette qualification : la perte d'un actif essentiel comme le fonds de commerce constitue, par nature, un préjudice subi par la société elle-même. Le dommage qui en résulte pour l'associé — la perte de valeur de ses parts — n'est qu'un préjudice par ricochet, le simple reflet du préjudice social. Admettre le contraire reviendrait à permettre une double indemnisation pour un même fait dommageable et à brouiller la distinction entre le patrimoine de la société et celui de ses membres. La Cour rappelle ainsi une règle orthodoxe : "la spoliation [...] et l'appropriation du fonds [...] ne peut constituer le préjudice subi personnellement par l'associé, distinct du préjudice social" (Cour de cassation, 2025-09-17, 24-15.595, point 20). Cette solution est en ligne avec la jurisprudence constante qui refuse de considérer la dépréciation des titres sociaux comme un préjudice personnel réparable (Cour de cassation - 27 septembre 2017 - 15-24.562).