Affaire "Vivendi" : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 28 novembre 2025, n° 25-14.362

I. Rappel des faits
La société CIAM Fund, actionnaire minoritaire de la société Vivendi SE, a soutenu que la société Bolloré SE exerçait un contrôle de fait sur cette dernière. Estimant que ce contrôle, combiné à une opération de scission envisagée par Vivendi SE, devait déclencher une obligation de lancer une offre publique de retrait (OPRO) au profit des actionnaires minoritaires, CIAM Fund a engagé une action en justice.
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
La cour d'appel de Paris, dans un arrêt du 22 avril 2025 (RG 24/19036), a fait droit à la demande de CIAM Fund. Elle a jugé que la société Bolloré SE exerçait un contrôle de fait sur Vivendi SE au sens de l'article L. 233-3, I, 3° du code de commerce, rendant applicable l'article 236-6 du règlement général de l'AMF relatif à l'OPRO. La cour d'appel s'est fondée sur un faisceau d'indices extra-statutaires (notoriété de l'actionnaire de référence, influence personnelle, etc.) pour caractériser cette situation de contrôle.
La société Bolloré SE a formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt. Elle soutenait que la cour d'appel avait violé la loi en retenant une définition extensive du contrôle de fait. Selon Bolloré SE, cette qualification ne pouvait découler que des critères légaux stricts, à savoir la détermination des décisions en assemblée générale par les seuls droits de vote détenus, à l'exclusion de tout autre élément factuel non lié aux droits de vote.
III. Présentation de la thèse opposée à celle de la Cour de cassation
La thèse de la cour d'appel de Paris consistait à considérer que le contrôle de fait, au sens de l'article L. 233-3, I, 3° du code de commerce, pouvait être établi par une méthode du faisceau d'indices. Selon les juges du fond, des éléments factuels extra-statutaires, tels que l'influence notoire d'un dirigeant ou d'un actionnaire principal, la composition des organes de direction ou l'historique des votes, pouvaient, ensemble, démontrer qu'une personne « détermine en fait les décisions dans les assemblées générales », même sans détenir une part de droits de vote mathématiquement décisive. Cette approche privilégiait une analyse de la réalité économique et du pouvoir d'influence au-delà de la seule arithmétique des droits de vote.
IV. Problème de droit
La caractérisation du contrôle de fait, au sens de l'article L. 233-3, I, 3° du code de commerce, et susceptible d'entraîner l'obligation de déposer une offre publique de retrait, doit-elle se fonder exclusivement sur l'analyse quantitative des droits de vote qu'un actionnaire détient ou contrôle, ou peut-elle résulter d'un faisceau d'indices extra-statutaires démontrant une influence déterminante sur les décisions prises en assemblée générale ?
V. Réponse de la Cour de cassation
La Cour de cassation casse et annule partiellement l'arrêt de la cour d'appel.
Visa : Vu l'article L. 233-3, I, 3°, du code de commerce et l'article 236-6 du règlement général de l'Autorité des marchés financiers.
Réponse : Par cet arrêt, la Cour de cassation juge que la qualification de contrôle de fait, au sens de l'article L. 233-3, I, 3° du code de commerce, doit s'apprécier strictement au regard des seuls droits de vote détenus ou contrôlés par l'actionnaire concerné. En se fondant sur un faisceau d'indices étrangers à la détention des droits de vote pour retenir l'existence d'un contrôle de fait, la cour d'appel a violé le texte susvisé. La Cour de cassation censure donc l'approche factuelle et extensive des juges du fond et réaffirme une interprétation littérale du critère légal.
Commentaire d'arrêt
L'arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 28 novembre 2025 constitue une clarification majeure sur la notion de contrôle de fait en droit des sociétés et ses conséquences en droit boursier. En censurant l'analyse fondée sur un faisceau d'indices pour caractériser un tel contrôle, la Haute Juridiction consacre une conception stricte et légaliste de cette notion (I), dont la portée est considérable tant pour la sécurité juridique des acteurs que pour la protection des actionnaires minoritaires (II).
I. La consécration d’une conception stricte du contrôle de fait
La Cour de cassation opère un recentrage méthodologique clair en rejetant l'appréciation factuelle du contrôle de fait au profit d'une application littérale du critère légal.
A. Le rejet de la méthode du faisceau d’indices
En cassant l’arrêt de la cour d’appel de Paris, la Cour de cassation désavoue explicitement la méthode du faisceau d’indices pour qualifier le contrôle de fait. Les juges du fond avaient estimé que des éléments extra-statutaires, tels que l'influence personnelle de l'actionnaire de référence, permettaient d'établir que ce dernier « détermine en fait les décisions dans les assemblées générales ».
"La Cour refuse de laisser la porte ouverte à une analyse casuistique qui, bien que potentiellement plus proche de la réalité du pouvoir dans les entreprises, créerait une forte insécurité juridique"
Cette méthode, si elle est admise dans d'autres domaines pour prouver une situation de fait, comme l'existence d'une action de concert en l'absence d'accord écrit, est ici jugée inapplicable. La Haute Juridiction établit une frontière nette : la qualification du contrôle de fait, au sens de l’article L. 233-3, I, 3° du code de commerce, ne saurait être le fruit d'une appréciation subjective de l'influence économique ou personnelle. En écartant cette approche, la Cour refuse de laisser la porte ouverte à une analyse casuistique qui, bien que potentiellement plus proche de la réalité du pouvoir dans les entreprises, créerait une forte insécurité juridique.
B. Le primat du critère légal des droits de vote
En contrepoint du rejet du faisceau d'indices, la Cour de cassation réaffirme le monopole du critère légal : le contrôle de fait se mesure à l'aune de la capacité à déterminer les décisions en assemblée générale « par les seuls droits de vote » que l'on détient. La formule de l'article L. 233-3, I, 3° est interprétée de manière restrictive. Le contrôle de fait n'est pas une question d'influence diffuse, mais une question d'arithmétique des voix.
"En liant le contrôle de fait à un critère objectif et quantifiable, la Cour entend limiter le pouvoir d'appréciation du juge"
Cette solution s’inscrit dans une logique de prévisibilité et de rigueur, essentielle en droit des marchés financiers. En liant le contrôle de fait à un critère objectif et quantifiable, la Cour entend limiter le pouvoir d'appréciation du juge et, par conséquent, les litiges relatifs à l'application de l'article 236-6 du RG AMF. La décision implique que, pour démontrer un contrôle de fait, il faut prouver qu'un actionnaire, même minoritaire en capital, dispose, par divers mécanismes (procurations, accords de vote, etc.), d'un nombre de droits de vote suffisant pour imposer ses résolutions, compte tenu du taux de participation habituel aux assemblées.
II. La portée de la décision pour la gouvernance et la protection des minoritaires
En clarifiant la notion de contrôle de fait, cet arrêt a des implications profondes, renforçant la sécurité juridique pour les actionnaires de référence tout en soulevant des questions quant à l'effectivité de la protection des minoritaires.
A. Un renforcement de la sécurité juridique pour les actionnaires de référence
La principale conséquence de cette décision est de renforcer la prévisibilité du droit pour les actionnaires importants. En s'en tenant à une interprétation stricte de l'article L. 233-3, I, 3°, la Cour de cassation offre une grille de lecture claire : tant qu'un actionnaire ne peut mathématiquement imposer ses volontés par les droits de vote, il n'est pas, en principe, en situation de contrôle de fait.
"Cette décision met les actionnaires à l'abri d'une requalification de leur position fondée sur des critères subjectifs, ce qui est de nature à stabiliser la gouvernance des sociétés cotées"
Cette sécurité juridique est cruciale, car la qualification de contrôle déclenche des obligations lourdes, notamment celle d'informer l'AMF avant certaines opérations et, potentiellement, de lancer une OPRO (Jurisprudence - 236-6 du RG AMF). La décision du 28 novembre 2025 circonscrit donc le risque d'OPRO non anticipée. Elle met les actionnaires à l'abri d'une requalification de leur position fondée sur des critères subjectifs, ce qui est de nature à stabiliser la gouvernance des sociétés cotées.
B. Une remise en cause de l'effectivité de la protection des actionnaires minoritaires
Si la solution favorise la sécurité juridique, elle pourrait affaiblir la protection des actionnaires minoritaires. En effet, le pouvoir au sein d'une société ne se résume pas toujours à la détention de droits de vote. L'influence d'un groupe familial, la réputation d'un investisseur ou le contrôle de fait sur le conseil d'administration sont des réalités économiques qui peuvent permettre à un actionnaire de dicter la stratégie de l'entreprise sans pour autant disposer d'une majorité de voix en assemblée générale.
"La Cour de cassation prive les minoritaires d'un outil qui leur permettait de faire reconnaître de telles situations de contrôle rampant"
En fermant la porte à la méthode du faisceau d'indices, la Cour de cassation prive les minoritaires d'un outil qui leur permettait de faire reconnaître de telles situations de contrôle rampant et d'activer les protections associées, comme l'OPRO. L'arrêt de la cour d'appel était précisément emblématique d'une volonté de protéger les minoritaires face à une opération de restructuration majeure décidée sous l'influence d'un actionnaire dominant. La présente cassation restreint considérablement cette voie. Face à cette interprétation restrictive, la question d'une éventuelle intervention du législateur ou du régulateur pour élargir les critères de contrôle et mieux prendre en compte la réalité du pouvoir économique pourrait se poser avec une nouvelle acuité.