Apport-cession et obligation de conseil : Arrêt de la Cour d'appel de Versailles, 18 novembre 2025, n° 23/06765

Apport-cession et obligation de conseil : Arrêt de la Cour d'appel de Versailles, 18 novembre 2025, n° 23/06765

I. Rappel des faits

En 2013, un dirigeant d'entreprise a réalisé une opération d'apport-cession de titres à une société holding qu'il contrôlait, bénéficiant du mécanisme de report d'imposition prévu à l'article 150-0 B ter du Code général des impôts (CGI). Cette opération comportait le versement d'une soulte à l'apporteur.

Plusieurs années après, l'administration fiscale a remis en cause ce montage, le qualifiant d'abus de droit au motif que la soulte poursuivait un but purement fiscal. Elle a procédé à un redressement fiscal assorti de pénalités importantes. Le dirigeant a alors assigné en responsabilité la société de conseil (une SELAS) qui l'avait assisté lors de cette opération, lui reprochant un manquement à son obligation de conseil.

II. Étapes de la procédure et prétentions des parties

  • - Première instance : Par un jugement du 11 septembre 2023, le Tribunal judiciaire de Nanterre a partiellement condamné le cabinet de conseil.


- Appel : Le cabinet de conseil a interjeté appel de cette décision le 2 octobre 2023.

Devant la cour d'appel :

  • - L'appelant (le cabinet de conseil) soutenait ne pas avoir commis de faute, ayant rempli ses obligations. Il opposait également une clause limitative de responsabilité stipulée dans le contrat de mission.


- L'intimé (le dirigeant) demandait la confirmation de la responsabilité du cabinet pour manquement à son devoir d'information et de conseil, et sollicitait l'indemnisation de son préjudice matériel (constitué par la perte de chance d'éviter le redressement et les pénalités) et de son préjudice moral.

III. Présentation de la thèse opposée à celle retenue par la Cour d'appel

La thèse opposée à la solution de la Cour d'appel consisterait à soutenir que le cabinet de conseil n'a pas commis de faute engageant sa responsabilité. D'une part, son obligation de conseil est une obligation de moyens, et non de résultat ; il n'avait donc pas à garantir l'absence de tout redressement fiscal. D'autre part, et surtout, la clause limitative de responsabilité insérée dans le contrat de conseil, conclu avec la société du dirigeant, devrait être opposable au dirigeant lui-même. En vertu du principe de l'effet relatif des conventions (ancien article 1165 du Code civil, devenu 1199), un tiers (le dirigeant) invoquant un manquement contractuel ne saurait obtenir plus de droits que le cocontractant lui-même (la société). La réparation due au dirigeant devrait donc, au maximum, être plafonnée par cette clause.

IV. Problème de droit

Un cabinet de conseil engage-t-il sa responsabilité pour manquement à son obligation de conseil en n'alertant pas son client sur le risque, même minime, qu'une opération d'apport-cession avec soulte soit qualifiée d'abus de droit ? Dans l'affirmative, comment le préjudice résultant de ce manquement, subi personnellement par le dirigeant, doit-il être évalué et réparé ?

V. Réponse donnée par la Cour

  • - Réponse de la Cour : La Cour d'appel confirme la responsabilité du cabinet de conseil. Elle juge que ce dernier a manqué à son devoir de conseil en n'alertant pas suffisamment son client sur le risque fiscal lié à une soulte pouvant être perçue comme ayant un "but purement fiscal". Elle évalue le préjudice matériel subi par le dirigeant comme une perte de chance d'éviter les conséquences financières du redressement. Cette perte de chance est fixée à 35 %. La Cour condamne ainsi le cabinet à verser 314 000 euros pour le préjudice matériel et 5 000 euros pour le préjudice moral. Elle considère que les pénalités pour mauvaise foi, d'un montant de 2 465 094 euros, constituaient un préjudice matériel évitable. La Cour statue sur le fondement de l'ancien article 1147 du Code civil.


Commentaire d'arrêt

L'arrêt rendu par la Cour d'appel de Versailles le 18 novembre 2025 s'inscrit dans un contentieux abondant relatif à la responsabilité des professionnels du conseil fiscal. En l'espèce, un cabinet était poursuivi pour ne pas avoir suffisamment alerté son client sur les risques d'abus de droit liés à une opération d'apport-cession avec soulte (article 150-0 B ter CGI). En retenant la faute du professionnel et en indemnisant le dirigeant sur la base d'une perte de chance, la cour confirme une jurisprudence exigeante à l'égard des conseillers. La décision est particulièrement intéressante en ce qu'elle précise les contours de l'obligation de conseil dans les montages d'optimisation (I) tout en apportant un éclairage sur l'appréciation du préjudice subi personnellement par le dirigeant et l'inefficacité des clauses limitatives de responsabilité à son égard (II).

I. La portée étendue de la responsabilité du conseiller fiscal

La Cour d'appel rappelle avec force l'étendue de l'obligation de conseil du professionnel en matière fiscale (A), dont le manquement ouvre droit à une indemnisation dont le calcul repose sur la notion éprouvée de perte de chance (B).

A. Une obligation de conseil renforcée face au risque d'abus de droit

La responsabilité du professionnel du conseil repose sur les fondements des articles 1231-1 et 1240 du Code civil (anciens 1147 et 1382). Bien que qualifiée d'obligation de moyens, la jurisprudence lui confère une portée particulièrement étendue, notamment lorsque la mission porte sur des déclarations fiscales ou des montages d'optimisation (Cour de cassation - 13 mars 2019 - 17-23.683 ; Cour de cassation - 09 juin 2017 - 16-14.027).

"Cette solution confirme que le conseiller ne peut se contenter d'assurer la validité formelle de l'opération"

En l'espèce, la Cour retient la faute du cabinet pour ne pas avoir alerté sur le risque, même minime, de requalification pour abus de droit, dès lors que la soulte pouvait être interprétée comme poursuivant un "but purement fiscal éloigné de l'objectif général dudit montage". Cette solution confirme que le conseiller ne peut se contenter d'assurer la validité formelle de l'opération ; il doit anticiper les analyses potentielles de l'administration fiscale, y compris celle de l'abus de droit (CA, Orléans, 26 mars 2024, 21/02539), et en informer son client de manière claire et complète. Le simple fait que le risque soit faible ou que l'opération soit techniquement légale ne suffit pas à l'exonérer de sa responsabilité. Cette exigence de prudence et d'information objective est le corollaire de la complexité de la matière fiscale et de la confiance placée par le client dans l'expertise de son conseil.

B. La perte de chance, modalité privilégiée de réparation du préjudice fiscal

Une fois la faute établie, la Cour se livre à l'évaluation du préjudice. Conformément à une jurisprudence constante, elle rappelle que le paiement de l'impôt légalement dû ne constitue pas en soi un préjudice réparable (Tribunal judiciaire - 14 février 2024 - 22/05921). Le dommage indemnisable réside dans la perte de la chance d'avoir pu prendre une décision différente et plus avantageuse, ou d'avoir pu éviter les pénalités si le client avait été correctement informé.

Dans cet arrêt, la Cour chiffre cette perte de chance à 35 %, un taux qui se situe dans la moyenne basse au regard d'autres décisions ayant pu allouer des pourcentages bien plus élevés (CA, Aix-en-Provence, arret, 2024-12-12, 20/02230 ; CA, Paris, arret, 2025-07-03, 24/12376). Cette appréciation souveraine illustre la difficulté d'évaluer a posteriori ce qu'aurait fait le client en pleine connaissance de cause. L'assiette de calcul de cette perte de chance inclut les pénalités et intérêts de retard, considérés comme directement liés au manquement du professionnel (CA, Douai, 28 avril 2022, 19/06498), ce qui permet de réparer l'essentiel des conséquences financières punitives du redressement.

II. L'appréciation du préjudice personnel du dirigeant et le sort des clauses limitatives

Au-delà de la caractérisation de la faute, l'arrêt est instructif sur le traitement de la situation personnelle du dirigeant, ce qui rejaillit sur l'efficacité des clauses limitatives de responsabilité (A) et met en lumière la distinction nécessaire entre le préjudice de la société et celui de son mandataire social (B).

A. L'inopposabilité implicite de la clause limitative de responsabilité au dirigeant

Une question centrale de l'affaire portait sur l'opposabilité au dirigeant d'une clause limitative de responsabilité contenue dans le contrat de mission conclu entre le cabinet de conseil et la société holding. En condamnant le cabinet à indemniser personnellement le dirigeant sans faire état d'un quelconque plafond, la Cour d'appel écarte implicitement mais nécessairement l'application de cette clause.

"Le présent arrêt confirme que cette solution n'est pas généralisable, surtout lorsque le tiers agit pour un préjudice qui lui est strictement personnel"

Cette solution s'explique par le fait que le dirigeant, bien que partie prenante à l'opération, agit en justice pour la réparation d'un préjudice qui lui est propre (l'impôt sur la plus-value et les pénalités étant à sa charge personnelle) et peut donc être considéré comme un tiers par rapport au contrat de conseil. Son action se fonde alors sur la responsabilité délictuelle (art. 1240 C. civ.), ce qui neutralise les stipulations contractuelles, conformément au principe de l'effet relatif des contrats. Si la jurisprudence admet l'opposabilité de telles clauses à des tiers dans des contextes spécifiques comme celui de l'assureur subrogé (Cour de cassation - 14 mars 2018 - 16-22.050), le présent arrêt confirme que cette solution n'est pas généralisable, surtout lorsque le tiers agit pour un préjudice qui lui est strictement personnel.

B. La consécration de la réparation du préjudice propre au dirigeant

La décision de la Cour met en exergue la distinction fondamentale entre le préjudice subi par la société cocontractante et celui, distinct, subi par son dirigeant. Le redressement fiscal visait la plus-value réalisée par le dirigeant en son nom propre, et non les résultats de la société holding. Le préjudice matériel (pénalités) et moral est donc bien personnel.

En allouant 5 000 euros de dommages-intérêts pour préjudice moral, la Cour reconnaît les tracas et l'anxiété générés par un contentieux fiscal de plusieurs années, un préjudice par nature individuel qui ne peut être subi par la personne morale. Cette indemnisation, bien que symbolique au regard des enjeux financiers, vient parachever la reconnaissance du statut de victime directe du dirigeant dans cette affaire, légitimant son action en responsabilité autonome et le protégeant des clauses contractuelles auxquelles il n'était pas personnellement partie. Le respect du principe de non-cumul des responsabilités (Cour de cassation, arret, 1990-06-26, 89-10.777) trouve ici une illustration parfaite, l'action délictuelle étant la seule voie ouverte au dirigeant pour la réparation de son dommage personnel.

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