Bail d'habitation : Arrêt de la Cour de cassation, troisième chambre civile, 2 octobre 2025, Pourvoi n° 24-12.308

I. Rappel des faits
Des bailleurs, M. et Mme [N], propriétaires d'un appartement, ont donné congé pour reprise à leur locataire, Mme [Y], par acte du 11 avril 2019, avec effet au 3 février 2021.
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
Face au maintien de la locataire dans les lieux, les bailleurs l'ont assignée en validation du congé, en expulsion et en paiement d'une indemnité d'occupation ainsi que de dommages-intérêts.
La cour d'appel de Paris, par un arrêt du 6 février 2024, a fait droit aux demandes des bailleurs. Elle a déclaré le congé valide, ordonné l'expulsion de la locataire et l'a condamnée au paiement de diverses sommes.
Mme [Y] a formé un pourvoi en cassation, soutenant que le congé était nul. Elle prétendait bénéficier de la protection du locataire âgé prévue à l'article 15, III, de la loi du 6 juillet 1989, qui impose au bailleur une obligation de relogement. Selon elle, ses ressources étaient inférieures au plafond légal, à condition de ne prendre en compte que ses revenus fonciers nets imposables, et non ses revenus fonciers bruts.
III. Thèse opposée à celle de la Cour de cassation
La locataire (demanderesse au pourvoi) soutenait que, pour déterminer si les ressources d'un locataire sont inférieures au plafond ouvrant droit à la protection légale, il convient de se référer aux revenus fonciers nets imposables, et non aux revenus fonciers bruts. En se fondant sur les revenus fonciers bruts pour conclure au dépassement du plafond, la cour d'appel aurait violé l'article 15, III, de la loi du 6 juillet 1989.
IV. Problème de droit
Pour apprécier le droit à la protection du locataire âgé prévu par l'article 15, III, de la loi du 6 juillet 1989, les ressources annuelles de ce dernier, et notamment ses revenus fonciers, doivent-elles être évaluées sur la base de leur montant brut avant déduction et abattement, ou sur la base de leur montant net imposable ?
V. Réponse de la Cour de cassation
La Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle affirme que l'article 15, III, de la loi du 6 juillet 1989, s'il renvoie à l'arrêté ministériel pour la fixation du plafond de ressources, ne le fait pas pour le mode de calcul de ces dernières.
Elle énonce que « les ressources annuelles du locataire à prendre en compte sont celles déclarées à l'administration fiscale avant tout abattement ou déduction ».
Par conséquent, la cour d'appel a jugé « à bon droit » en tenant compte des revenus fonciers bruts de la locataire pour vérifier si elle dépassait le plafond. Le moyen n'est donc pas fondé.
Commentaire d'arrêt
Cet arrêt du 2 octobre 2025 offre une clarification attendue sur les modalités de calcul des ressources du locataire pour l'application du dispositif de protection contre les congés. En privilégiant une approche stricte des revenus à prendre en compte, la Cour de cassation précise les contours de l'équilibre entre le droit de propriété du bailleur et le droit au maintien dans les lieux du locataire âgé.
Il convient d’analyser la consécration d’une méthode de calcul restrictive des ressources du locataire (I), avant d’examiner la portée de cette solution au regard de la diversité des notions de ressources en droit du logement (II).
I. La consécration d’une méthode de calcul restrictive des ressources du locataire protégé
La Cour de cassation, par cette décision, tranche un débat technique aux conséquences pratiques importantes en validant une interprétation littérale du texte (A), ce qui a pour effet de redéfinir l’équilibre des droits en faveur du bailleur (B).
A. L’affirmation du principe de prise en compte des revenus bruts
La Cour de cassation énonce une règle claire : pour l’application de l’article 15, III, de la loi du 6 juillet 1989, « les ressources annuelles du locataire à prendre en compte sont celles déclarées à l'administration fiscale avant tout abattement ou déduction » (Cour de cassation, 2025-10-02, 24-12.3082413722). En jugeant que la cour d’appel a pu, « à bon droit », intégrer les revenus fonciers bruts de la locataire, la Haute juridiction met fin à l’incertitude qui pouvait exister entre revenus bruts et revenus nets.
"les ressources annuelles du locataire à prendre en compte sont celles déclarées à l'administration fiscale avant tout abattement ou déduction"
Le raisonnement de la Cour repose sur une lecture stricte de la loi : le renvoi à l'arrêté ministériel ne concerne que « la fixation du plafond de ressources et non pour le mode de calcul des ressources à prendre en considération » (Cour de cassation, 2025-10-02, 24-12.3082413722). En l'absence de précision dans la loi sur la méthode de calcul, la Cour opte pour la base la plus large, celle des revenus déclarés avant application des régimes de déduction fiscale. Cette solution s'inscrit dans une logique de prévisibilité et de simplicité, en se fondant sur un montant objectivement déclaré par le contribuable.
B. Un équilibre des droits redéfini en faveur du droit de reprise du bailleur
En retenant une base de calcul élargie (les revenus bruts), la Cour de cassation rend mécaniquement plus difficile pour un locataire de se situer sous le plafond de ressources requis pour bénéficier de la protection. Cette interprétation a pour conséquence directe de restreindre le champ d’application de l’obligation de relogement qui pèse sur le bailleur (Cour de cassation, 2025-10-02, 24-12.3082413722).
"Cette solution redéfinit l’équilibre entre le droit de propriété du bailleur, qui inclut le droit de reprendre son bien, et la protection accordée au locataire considéré comme vulnérable"
Cette solution redéfinit l’équilibre entre le droit de propriété du bailleur, qui inclut le droit de reprendre son bien, et la protection accordée au locataire considéré comme vulnérable. Si la loi ALUR de 2014 a renforcé cette protection, l’arrêt du 2 octobre 2025 en module la portée en adoptant une interprétation restrictive de l'une de ses conditions d'éligibilité (Cour de cassation, 2025-10-02, 24-12.3082413722). Toutefois, il convient de noter que cet ajustement ne remet pas en cause les autres garanties. Le contrôle judiciaire sur le caractère réel et sérieux de la reprise (Tribunal Judiciaire, 2025-04-09, 24/01799) ou sur la conformité de l’offre de relogement (CA, rouen, 30 juin 2022, 21/03273) demeure pleinement applicable lorsque le locataire remplit les conditions pour être protégé.
II. La portée d’une notion de ressources spécifique au droit du bail d’habitation
La solution retenue par la Cour de cassation singularise la notion de ressources dans le cadre de la loi de 1989 (A) et s'articule de manière particulière avec les régimes spéciaux et le droit du logement social (B).
A. Une hétérogénéité confirmée des modes de calcul des ressources
La décision met en lumière l’absence de définition univoque de la notion de « ressources » en droit du logement et des aides sociales. La méthode du revenu brut, avant tout abattement, se distingue nettement des approches retenues dans d'autres dispositifs.
Par exemple, pour l'attribution de logements dans le cadre de conventions avec l'ANAH, le texte de référence vise expressément le « revenu fiscal de référence » (RFR) (Code de la construction et de l'habitation - Article - Annexe II à l'article D321-23). De même, pour l'attribution de l'Aide Personnalisée au Logement (APL), le calcul peut intégrer des abattements spécifiques sur les revenus (Code de la construction et de l'habitation - Article - R822-13), tandis que pour l'Allocation aux Adultes Handicapés (AAH), la jurisprudence se réfère au « total des revenus nets catégoriels retenus pour l'établissement de l'impôt sur le revenu » (Cour de cassation - 03 juin 2021 - 20-13.696). La transposition de ces solutions est toutefois incertaine, car chaque dispositif répond à des objectifs propres et se fonde sur des textes spécifiques (Conseil d'Etat, Décision, 2022-10-28, 440125, Cour de cassation - 03 juin 2021 - 20-13.696). L'arrêt commenté confirme donc que le calcul des ressources pour l'application de l'article 15, III, obéit à une logique propre, déconnectée de celle des autres aides ou dispositifs sociaux.
B. L’articulation avec les plafonds du logement social et les statuts spéciaux
L'arrêt ne remet pas en cause le lien formel que l'article 15, III, tisse avec le logement social. La protection du locataire reste conditionnée au respect des « plafonds de ressources en vigueur pour l'attribution des logements locatifs conventionnés » (Cour de cassation, 2025-10-02, 24-12.3082413722), lesquels sont définis par le Code de la construction et de l'habitation et révisés annuellement (Code de la construction et de l'habitation - Article - L441-1). La décision clarifie simplement que ce renvoi est limité au montant du plafond, et non à la méthode de calcul.
"La protection du locataire reste conditionnée au respect des « plafonds de ressources en vigueur pour l'attribution des logements locatifs conventionnés »"
Par ailleurs, cette interprétation s'inscrit dans un paysage juridique où la protection du locataire est modulée selon les statuts. Si la loi de 1989 et ses protections s'appliquent à certains baux spéciaux, comme ceux liés à un usufruit locatif (Code de la construction et de l'habitation - Article - L253-5), d'autres régimes, tels que les résidences universitaires, prévoient des conditions de durée et de renouvellement qui dérogent au droit commun et facilitent la reprise du bien par le bailleur (Code de la construction et de l'habitation - Article - Annexe I à l'article D353-59 - Section 5 - Subsection 3, Code de la construction et de l'habitation - Article - Annexe I à l'article D353-90 - Section 11 - Subsection 3). L'arrêt du 2 octobre 2025, en se concentrant sur le droit commun du bail d'habitation, renforce la spécificité des règles applicables à ce contrat, y compris dans l'appréciation des conditions de protection du locataire.