Banque : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 2 octobre 2025, Pourvoi n° 22-23.136

I. Rappel des faits
Un particulier résidant en France, M. [F] [X], a été démarché pour investir en ligne sur le marché des changes (Forex) et sur des options binaires. En 2014, il a ordonné plusieurs virements depuis son compte bancaire français (BNP Paribas) vers un compte ouvert en France par la société de droit anglais Worldpay Ap Ltd, un prestataire de services de paiement (PSP). Ce compte était mis à la disposition de la société néerlandaise Seroph Holding BV, avec qui Worldpay avait un contrat de services de paiement. N'ayant pu récupérer ses fonds, M. [F] [X] a assigné Worldpay et Seroph en indemnisation.
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
- Demandeur initial (M. [F] [X]) : Il a assigné les sociétés Worldpay et Seroph en 2017, invoquant un manquement à leur obligation de vigilance ayant causé son préjudice.
- Cour d'appel de Paris (18 octobre 2022) : Les juges du fond ont jugé la loi française applicable, ont retenu un manquement à l'obligation de vigilance des sociétés Worldpay et Seroph, et les ont condamnées *in solidum* à indemniser M. [F] [X], tout en retenant une faute de la victime à hauteur de 50 %.
- Demandeur au pourvoi (La société Worldpay) : Elle a formé un pourvoi en cassation, articulé en cinq moyens. Elle soutenait principalement que la loi française n'était pas applicable (premier moyen) et qu'elle n'était tenue à aucune obligation générale de vigilance en l'absence d'anomalies apparentes (deuxième moyen).
III. Thèse opposée à celle de la Cour de cassation
La société Worldpay soutenait, d’une part, que le seul fait que le préjudice financier se matérialise sur le compte bancaire du demandeur en France ne suffisait pas à localiser le dommage dans cet État au sens de l'article 4.1 du règlement Rome II, en l'absence d'autres circonstances particulières.
D’autre part, elle affirmait qu'en tant que prestataire de services de paiement, elle était tenue à une obligation de non-ingérence et non à une obligation générale de vigilance, sauf en présence d'anomalies apparentes qu'elle estimait non caractérisées en l'espèce.
IV. Problèmes de droit
1. Un préjudice purement financier, subi par un investisseur résidant en France à la suite d'une escroquerie en ligne, survient-il en France au sens de l'article 4, paragraphe 1, du règlement Rome II, lorsque, outre la domiciliation bancaire de la victime, le démarchage à l'origine des investissements a également eu lieu sur le territoire national ?
2. Un prestataire de services de paiement manque-t-il à son obligation de vigilance délictuelle lorsqu'il traite des opérations au profit de sociétés figurant sur la liste noire de l'Autorité des marchés financiers, pour le compte d'un client qui exerce une activité de services de paiement sans agrément, ces éléments constituant des anomalies apparentes ?
V. Réponse de la Cour de cassation
La Cour de cassation rejette le pourvoi.
1. Sur la loi applicable, la Cour répond par l'affirmative. Elle juge que la cour d'appel a légalement justifié sa décision en retenant l'application de la loi française. En effet, en relevant que l'investisseur était domicilié en France, qu'il avait été démarché en France et que les virements avaient été ordonnés depuis son compte bancaire français, la cour d'appel a fait ressortir que le préjudice avait été directement subi en France et a caractérisé les circonstances particulières qui, conformément à l'interprétation cohérente des règlements européens (Rome II et Bruxelles I), permettent de localiser le dommage en France.
2. Sur la responsabilité, la Cour répond également par l'affirmative. Elle valide l'analyse de la cour d'appel qui a caractérisé l'existence d'« anomalies apparentes ». Ces anomalies résultaient du fait que Worldpay ne pouvait ignorer que son client, la société Seroph, relevait des professions réglementées (services de paiement) et que le compte servait à des virements au bénéfice de sociétés inscrites sur la liste noire de l'Autorité des marchés financiers. En présence de ces anomalies, Worldpay avait une obligation de vigilance à laquelle elle a manqué, engageant ainsi sa responsabilité délictuelle.
Commentaire d'arrêt
L’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 1er octobre 2025 apporte une double clarification essentielle pour les acteurs financiers face aux fraudes à l'investissement en ligne. D’une part, il précise les critères de localisation du préjudice financier en droit international privé, favorisant une protection de l'investisseur français (I). D’autre part, il renforce l'obligation de vigilance des prestataires de services de paiement (PSP) en définissant objectivement les contours de la notion d'« anomalie apparente » (II).
I. La localisation du préjudice financier en France : une interprétation protectrice de l’investisseur
La Cour de cassation valide l’application de la loi française en adoptant une lecture extensive du lieu de survenance du dommage, en parfaite cohérence avec la jurisprudence européenne (A), et en se fondant sur une appréciation pragmatique des circonstances de l'espèce (B).
A. L’alignement de l’interprétation du règlement Rome II sur la jurisprudence de la CJUE
Le premier apport de l’arrêt réside dans la méthode utilisée pour déterminer la loi applicable. Confrontée à la localisation d'un préjudice purement financier, la Cour applique l’article 4, paragraphe 1, du règlement Rome II (CA, paris, 18 octobre 2022, 20/18229), qui désigne la loi du pays où le dommage survient. Pour interpréter cette notion, elle se réfère explicitement à la jurisprudence de la CJUE rendue en matière de compétence judiciaire (règlement Bruxelles I), notamment les arrêts *Universal Music* et *Löber* (Arrêt, point 12 ; CJUE - Affaire C-304/17).
Ce faisant, elle confirme que si la matérialisation du préjudice sur un compte bancaire ne suffit pas à elle seule, elle devient un critère de rattachement pertinent lorsqu'elle est corroborée par d'« autres circonstances particulières ». En adoptant cette grille d’analyse, la Cour assure une cohérence entre la détermination de la compétence juridictionnelle et celle de la loi applicable, comme l'y invite le considérant n°7 du règlement Rome II (Arrêt, point 11).
B. La caractérisation concrète des « circonstances particulières » rattachant le dommage à la France
Le second apport, plus pratique, tient à l'identification des « circonstances particulières » justifiant le rattachement à la France. La Cour de cassation valide le raisonnement de la cour d'appel qui ne s'est pas limitée à la localisation du compte de M. [F] [X]. Elle a agrégé un faisceau d'indices : le domicile de la victime en France, le fait que le démarchage à l'origine de la fraude a eu lieu en France, et l'émission des ordres de virement depuis un compte bancaire français (Arrêt, point 14).
"Le second apport, plus pratique, tient à l'identification des « circonstances particulières » justifiant le rattachement à la France"
Cette approche holistique permet de considérer que le centre de gravité du dommage se situe bien en France. En refusant de s'arrêter au caractère formellement volontaire des virements, comme le soutenait Worldpay, la Cour adopte une vision protectrice de l'investisseur non-professionnel, lui permettant de bénéficier de l'application du droit français pour son action en responsabilité.
II. Le renforcement de l'obligation de vigilance du PSP face aux fraudes
L'arrêt se distingue également par la confirmation de la responsabilité délictuelle du PSP, fondée sur un manquement à son devoir de vigilance (A), dont les contours sont précisés par une définition objective des anomalies apparentes (B).
A. L'ancrage de la responsabilité sur le terrain délictuel en présence d'anomalies
Worldpay arguait qu'en tant que PSP, elle était soumise à une obligation de non-ingérence dans les affaires de son client. La Cour de cassation balaye cet argument en confirmant que cette obligation cède face à l'existence d'anomalies apparentes. Le fondement de la responsabilité n'est pas le régime spécial des opérations de paiement non autorisées ou mal exécutées (Cour de cassation, , 2025-01-15, 23-15.437), mais bien le droit commun de la responsabilité délictuelle (article 1240 du Code civil, visé dans le moyen de cassation au point 15), pour faute d'imprudence ou de négligence.
"Il ne s'agit pas de sanctionner une mauvaise exécution du paiement, mais d'avoir contribué, par sa passivité fautive, à la réalisation du dommage de l'investisseur."
L'arrêt confirme ainsi qu'un PSP, même s'il exécute techniquement des ordres de paiement valides, peut engager sa responsabilité s'il a connaissance d'indices flagrants d'illicéité et ne prend aucune mesure. Il ne s'agit pas de sanctionner une mauvaise exécution du paiement, mais d'avoir contribué, par sa passivité fautive, à la réalisation du dommage de l'investisseur.
B. L’identification objective des indices constitutifs de l’anomalie apparente
Le point le plus notable de l'arrêt est la caractérisation précise des faits constituant des « anomalies apparentes ». La Cour de cassation valide l'analyse des juges du fond qui ont retenu une combinaison de plusieurs éléments (Arrêt, point 20 ; CA, paris, 18 octobre 2022, 20/18229) :
- L’exercice probable d’une activité réglementée (services de paiement) sans agrément par le client du PSP (Seroph).
- La présence des bénéficiaires finaux des fonds (BanQ of Broker, 50 Option) sur la liste noire de l'AMF, une information publique et accessible à un professionnel averti (CA, paris, 18 octobre 2022, 20/08459).
"Les PSP sont tenus à une vigilance accrue qui inclut la vérification de la conformité réglementaire de leurs clients"
- La mention claire du nom du bénéficiaire final et de la référence du client sur les ordres de virement, rendant le circuit des fonds traçable pour le PSP.
En qualifiant ces éléments d'anomalies apparentes, la Cour de cassation envoie un signal fort : les PSP ne peuvent se contenter d'un contrôle formel. Ils sont tenus à une vigilance accrue qui inclut la vérification de la conformité réglementaire de leurs clients et une surveillance des transactions à l'aune d'informations publiques, comme les listes noires des régulateurs. Cette solution élève de fait le standard de diligence attendu de ces professionnels.