Baux ruraux : Arrêt de la Cour de cassation, troisième chambre civile, 6 novembre 2025, n° 24-19.704

Baux ruraux : Arrêt de la Cour de cassation, troisième chambre civile, 6 novembre 2025, n° 24-19.704

I. Rappel des faits

Des bailleurs ont délivré des congés à leurs preneurs (locataires) de parcelles agricoles, avec une date d'effet fixée au 11 novembre 2020. Les preneurs ont contesté la validité de ces congés devant le tribunal paritaire des baux ruraux, mais leur demande a été rejetée par un jugement du 7 octobre 2021, qui a ordonné la libération des lieux. Les preneurs ont restitué les parcelles le 27 novembre 2021. Par la suite, le 21 mars 2022, les preneurs et le GAEC exploitant ont assigné en référé les bailleurs afin d'obtenir la désignation d'un expert judiciaire pour évaluer les améliorations apportées au fonds.

II. Étapes de la procédure et prétentions des parties

- Première instance : Le 7 octobre 2021, le tribunal paritaire des baux ruraux rejette la demande des preneurs en annulation des congés.
- Référé : Le 21 mars 2022, les preneurs et le GAEC saisissent le juge des référés pour une demande d'expertise *in futurum* visant à évaluer les améliorations culturales.
- Cour d'appel (Amiens, 4 juillet 2024) : La cour d'appel déclare la demande d'expertise irrecevable. Elle retient que le délai de forclusion d'un an pour agir en indemnisation (prévu à l'article L. 411-69 du Code rural) a commencé à courir le 11 novembre 2020, date d'effet des congés, et était donc expiré au moment de la saisine du juge des référés.
- Pourvoi en cassation : Les preneurs et le GAEC se pourvoient en cassation. Ils soutiennent que leur action en contestation de la validité du congé a interrompu le délai de forclusion, lequel n'aurait dû commencer à courir qu'après la décision définitive validant le congé.

III. Thèse opposée à celle de la Cour de cassation

Les demandeurs au pourvoi (les preneurs et le GAEC) soutenaient que l'action en justice visant à contester la validité du congé interrompait le délai de forclusion de l'action en indemnisation pour améliorations, en application de l'article 2241 du Code civil. Selon eux, ce délai ne pouvait commencer à courir qu'à compter de la décision définitive validant le congé, car c'est seulement à ce moment que leur qualité de "preneur sortant" était définitivement établie. Agir avant cette date les aurait placés dans une situation procédurale contradictoire.

IV. Problème de droit

L'action en contestation de la validité d'un congé délivré par le bailleur a-t-elle un effet interruptif sur le délai de forclusion d'un an dont dispose le preneur sortant pour réclamer une indemnité pour les améliorations apportées au fonds loué ?

V. Réponse de la Cour

La Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle juge que la cour d'appel a correctement appliqué le droit en retenant que :
1. Le délai de douze mois prévu par l'article L. 411-69 du Code rural et de la pêche maritime est un délai de forclusion, qui n'est susceptible ni d'interruption ni de suspension, sauf disposition légale contraire.
2. Ce délai a commencé à courir à la date d'effet des congés, soit le 11 novembre 2020, "peu important que [les preneurs] aient contesté en justice leur validité" (point 6).
3. Par conséquent, l'action en indemnisation était manifestement forclose depuis le 12 novembre 2021.
4. La demande d'expertise *in futurum*, formée le 21 mars 2022 pour préparer une action au fond déjà forclose, était donc dépourvue de motif légitime.

Commentaire d'arrêt

Cet arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation, en date du 6 novembre 2025, vient réaffirmer avec force la rigueur du régime applicable à l'indemnisation du preneur sortant en matière de baux ruraux. En jugeant que la contestation de la validité d'un congé est sans effet sur le cours du délai de forclusion de l'action en indemnisation pour améliorations, la Haute juridiction confirme une solution stricte, dont les conséquences procédurales pour le preneur sont particulièrement lourdes.
Il convient d’étudier la confirmation de l’application rigoureuse du délai de forclusion (I), avant d’analyser les conséquences procédurales qui en découlent pour le preneur sortant (II).

I. La confirmation d'une application rigoureuse du délai de forclusion

La Cour de cassation conforte une interprétation stricte du délai prévu par l'article L. 411-69 du Code rural et de la pêche maritime, en rappelant son caractère insusceptible d'aménagement (A) et en fixant son point de départ de manière intangible à la date d'effet du congé (B).

A. Le caractère insusceptible d'aménagement du délai de forclusion

La Cour rappelle d'abord que le délai de douze mois pour agir en indemnisation est un "délai de forclusion". Cette qualification n'est pas neutre : elle le soustrait au régime de la prescription et à ses causes d'interruption ou de suspension de droit commun, notamment celles prévues au Code civil (Code civil - Article - 2220). La solution est constante et a été réaffirmée à plusieurs reprises (Cour de cassation - 09 mars 2023 - 21-13.646). En précisant que ce délai est "insusceptible, sauf dispositions contraires, d'interruption ou de suspension" (point 6), la Cour écarte implicitement mais certainement l'argument des preneurs fondé sur l'article 2241 du Code civil, selon lequel une demande en justice interrompt les délais. La Haute juridiction fait ainsi primer la *lex specialis* du droit rural, dont la finalité est d'assurer une liquidation rapide et certaine des rapports entre les parties à la fin du bail.

B. Le point de départ intangible du délai : la date d'effet du congé

L'apport principal de l'arrêt réside dans la confirmation du point de départ du délai. La Cour juge que celui-ci court à compter de la date d'effet du congé (en l'espèce, le 11 novembre 2020), "peu important que [les preneurs] aient contesté en justice leur validité" (point 6). Cette solution est d'une grande sévérité pour le preneur : elle l'oblige à engager une action en indemnisation alors même qu'il conteste simultanément la fin de son bail.
"La Cour refuse de lier le sort de l'action en indemnisation à l'issue du contentieux sur la validité du congé"
La Cour refuse de lier le sort de l'action en indemnisation à l'issue du contentieux sur la validité du congé. Le point de départ n'est ni la date de restitution effective des terres (27 novembre 2021), ni la date du jugement ayant validé le congé (7 octobre 2021), mais bien la date à laquelle le bail était censé prendre fin selon l'acte délivré par le bailleur. Cette position, déjà affirmée par des cours d'appel (CA, Amiens, 4 juillet 2024, 23/02867 ; CA, Amiens, 28 mars 2023, 22/01904), est ici consacrée par la Cour de cassation.

II. Les conséquences procédurales de la forclusion sur les droits du preneur

Cette interprétation stricte de la forclusion entraîne des conséquences directes et sévères pour le preneur, en rendant inévitable le rejet de sa demande d'expertise *in futurum* (A) et en lui fermant toute voie alternative pour obtenir réparation (B).

A. Le rejet inévitable de la demande d'expertise *in futurum*

La Cour de cassation approuve la cour d'appel d'avoir déduit de la forclusion de l'action au fond l'absence de "motif légitime" pour la demande d'expertise (point 7). La solution est logique : une mesure d'instruction *in futurum*, régie par l'article 145 du Code de procédure civile, n'a d'utilité que pour "conserver ou [...] établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige". Si l'action au fond est d'ores et déjà manifestement irrecevable car forclose, le litige potentiel n'a aucune chance d'aboutir. L'expertise devient donc sans objet, et la demande qui la sollicite est privée de son fondement essentiel : le motif légitime. Cet arrêt illustre parfaitement comment la forclusion de l'action principale contamine et paralyse les actions accessoires destinées à la préparer.

B. L'exclusion de toute voie alternative pour l'indemnisation

La rigueur de la solution est accentuée par l'impossibilité pour le preneur de se tourner vers d'autres fondements juridiques une fois la forclusion acquise. En particulier, l'action subsidiaire en enrichissement injustifié (anciennement "enrichissement sans cause") lui est fermée.
"La forclusion de l'action spéciale anéantit donc définitivement tout droit à indemnisation pour les améliorations réalisées"
L'article 1303-3 du Code civil dispose que cette action n'est pas ouverte lorsque l'appauvri "se heurte à un obstacle de droit" dans l'exercice d'une autre action. La jurisprudence interprète la forclusion comme un tel obstacle. Le preneur disposait d'une action spécifique (celle de l'article L. 411-69 du Code rural) ; le fait qu'il ait laissé passer le délai pour l'exercer lui interdit de contourner cette négligence en invoquant l'enrichissement du bailleur. La forclusion de l'action spéciale anéantit donc définitivement tout droit à indemnisation pour les améliorations réalisées.

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