Cession de créance : Arrêt de la Cour de cassation, deuxième chambre civile, 17 novembre 2025, n° 24-15.747

Cession de créance : Arrêt de la Cour de cassation, deuxième chambre civile, 17 novembre 2025, n° 24-15.747

I. Rappel des faits

Une société de réparation automobile, spécialisée dans le remplacement de pare-brise, est intervenue sur les véhicules de plusieurs clients assurés auprès d’une compagnie d’assurance. Au titre de ces interventions pour « bris de glace », le réparateur s’est fait céder les créances d’indemnité que les assurés détenaient contre leur assureur. Le réparateur a ensuite réclamé à l’assureur le paiement des soldes de ses factures, que ce dernier refusait de régler intégralement.

II. Étapes de la procédure et prétentions des parties

Le réparateur (cessionnaire) a assigné l’assureur (débiteur cédé) devant le Tribunal de commerce de Narbonne en paiement des factures de réparation.

  • - Prétentions du cessionnaire : Le réparateur demandait la condamnation de l’assureur au paiement intégral des créances cédées, correspondant au montant total de ses factures.

  • - Prétentions du débiteur cédé : L’assureur s’opposait au paiement intégral, contestant probablement le montant des factures en se fondant sur ses propres barèmes, des rapports d'expertise, ou les clauses de ses contrats d'assurance limitant l'indemnisation.


Par un jugement du 26 mars 2024, le Tribunal de commerce de Narbonne a majoritairement donné raison à la compagnie d’assurance. Le réparateur a alors formé un pourvoi en cassation.

III. Thèse opposée à celle de la Cour de cassation

La thèse du Tribunal de commerce de Narbonne, qui a été partiellement cassée, consistait à considérer que les clauses et procédures prévues par le contrat d'assurance liant l'assuré à l'assureur étaient pleinement opposables au réparateur cessionnaire. Selon cette logique, le non-respect par l’assuré ou le cessionnaire des procédures contractuelles (comme l'accord préalable de l'assureur ou le respect d'une expertise mandatée par lui) justifiait le refus de paiement intégral de la facture par l'assureur. Cette thèse s'appuie sur une application stricte du principe selon lequel le cessionnaire ne peut avoir plus de droits que le cédant, et que les conventions tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites (article 1103 du Code civil).

IV. Problème de droit

L’assureur, débiteur d’une créance d’indemnité cédée par son assuré à un réparateur automobile, peut-il opposer à ce dernier les clauses de son contrat d’assurance limitant le montant de l’indemnisation ou subordonnant son paiement au respect d’une procédure spécifique, au risque de priver d’effet la cession de créance et de porter atteinte au libre choix du réparateur par l’assuré ?

V. Réponse de la Cour de cassation

La Cour de cassation répond par la négative à cette question, en prononçant une cassation partielle.

Elle estime que si le débiteur cédé peut opposer au cessionnaire les exceptions inhérentes à la dette, il ne peut lui opposer des clauses contractuelles qui auraient pour effet de paralyser le droit du cessionnaire et de restreindre de manière injustifiée le libre choix du réparateur par l'assuré (CA, Rouen, 15 mars 2023, 21/03988). En cassant partiellement la décision du tribunal de commerce, la Cour de cassation juge que celui-ci n’aurait pas dû faire prévaloir certaines stipulations du contrat d’assurance pour rejeter la demande du réparateur.

La décision est renvoyée devant le Tribunal de commerce de Montpellier pour qu’il soit à nouveau statué sur les points cassés.

Commentaire d'arrêt

L’arrêt rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 18 décembre 2025 s’inscrit dans le contentieux de masse opposant les réparateurs automobiles aux assureurs sur le terrain de la cession de créance. En cassant partiellement un jugement qui avait donné raison à un assureur, la haute juridiction vient préciser l’équilibre délicat entre la force obligatoire du contrat d’assurance et l’efficacité de la cession de créance. Si cette décision renforce la position du réparateur cessionnaire en limitant l’opposabilité de certaines clauses contractuelles (I), elle ne le dispense pas pour autant de son obligation de prouver le bien-fondé de sa créance (II).

I. La consolidation du mécanisme de la cession de créance face aux obstacles contractuels de l’assureur

La Cour de cassation, par cette décision, réaffirme la portée de la cession de créance en arbitrant en faveur du cessionnaire face à des clauses contractuelles potentiellement paralysantes. Elle juge que l’opposabilité des clauses du contrat d’assurance est limitée (A) afin de garantir la primauté du droit au paiement direct du cessionnaire (B).

A. L'opposabilité limitée des clauses du contrat d'assurance au cessionnaire

Le principal apport de cet arrêt réside dans la limitation apportée à l'argument classique des assureurs, fondé sur l'article 1103 du Code civil, selon lequel le contrat est la loi des parties. Certaines juridictions du fond, comme le Tribunal de commerce d'Annecy dans une affaire similaire, considéraient que le non-respect de la procédure de remboursement prévue au contrat suffisait à rejeter la demande du cessionnaire (Tribunal de commerce, 2025-07-08, 2024J00092).

"La haute juridiction semble ainsi vouloir protéger l'efficacité de la cession, instrument essentiel pour l'activité économique des réparateurs non agréés"

En cassant le jugement du Tribunal de commerce de Narbonne, qui suivait une logique comparable, la Cour de cassation s'écarte de cette vision stricte. Elle suggère que les clauses d'un contrat d'assurance ne peuvent être systématiquement opposées au cessionnaire si elles ont pour effet de neutraliser le mécanisme de la cession. Cette solution, bien que rendue en matière de cession de créance, trouve un écho dans une jurisprudence antérieure concernant le nantissement, où la Cour d’appel de Rouen avait jugé que des clauses prévoyant le paiement exclusif à l’assuré ne pouvaient être opposées au créancier nanti, car cela "apporterait une restriction injustifiée au libre choix du réparateur par l'assuré" (CA, Rouen, 15 mars 2023, 21/03988). La haute juridiction semble ainsi vouloir protéger l'efficacité de la cession, instrument essentiel pour l'activité économique des réparateurs non agréés.

B. La primauté du droit du cessionnaire au paiement direct

La conséquence logique de cette opposabilité limitée est la consécration du droit du cessionnaire à obtenir un paiement direct de la part du débiteur cédé. Une fois la cession de créance valablement notifiée ou acceptée par l'assureur, ce dernier devient le débiteur exclusif du réparateur (cessionnaire). Il ne peut se libérer valablement qu'en payant ce dernier.

En censurant la décision des juges du fond, la Cour de cassation rappelle implicitement que les clauses de procédure internes à l’assureur ne sauraient faire échec à ce principe fondamental de la cession de créance. La notification de la cession opère un changement de créancier que l’assureur ne peut ignorer en invoquant ses propres règles de gestion des sinistres. Cette solution sécurise le paiement du réparateur, qui a déjà exécuté sa prestation de service en se fondant sur la créance d'indemnité de l'assuré. Le renvoi devant le Tribunal de commerce de Montpellier devra donc s’opérer dans le respect de ce principe, en écartant les obstacles purement procéduraux au paiement.

II. Le maintien des exigences probatoires relatives à la créance cédée

Si l’arrêt renforce les droits du cessionnaire, il ne lui accorde pas un chèque en blanc. La cassation n'est que partielle, ce qui suggère que les obligations du cessionnaire quant à la preuve du montant et du bien-fondé de sa créance demeurent. Le fardeau persistant de la preuve du quantum (A) se double de l’opposabilité maintenue des exceptions substantielles liées à la dette (B).

A. La charge persistante de la preuve du quantum de la créance

La décision de la Cour de cassation ne remet pas en cause le principe selon lequel le cessionnaire doit prouver l'existence et le montant de sa créance. La jurisprudence des juges du fond est constante sur ce point : un rapport d'expertise amiable unilatéral, non corroboré par d'autres éléments, est jugé insuffisant pour "apprécier le coût effectif des réparations" (CA, Riom, 6 novembre 2024, 23/00802). Le cessionnaire doit donc être en mesure de justifier le détail de sa facturation (coût des pièces, taux de main-d'œuvre) et de démontrer que les réparations effectuées étaient nécessaires et conformes aux dommages subis.

"Un rapport d'expertise amiable unilatéral, non corroboré par d'autres éléments, est jugé insuffisant pour "apprécier le coût effectif des réparations""

La cassation partielle pourrait d'ailleurs signifier que si le tribunal de commerce a eu tort de se fonder sur des clauses de procédure pour rejeter la demande, la question de la preuve du montant reste entière et devra être examinée avec rigueur par la juridiction de renvoi. Le rôle du juge, qui peut inviter les parties à "fournir les explications de fait qu'il estime nécessaires" (Code de procédure civile - Article - 8), sera ici essentiel pour trancher le litige sur la base d'éléments probants.

B. L'opposabilité maintenue des exceptions substantielles inhérentes à la créance

L'article 1324 du Code civil permet au débiteur cédé d'opposer au cessionnaire les exceptions inhérentes à la dette. La solution de la Cour de cassation ne contredit pas cette règle. L'assureur conserve ainsi le droit de se prévaloir de toutes les exceptions qui affectent l'existence ou l'étendue de la créance elle-même.

Il peut notamment invoquer l'absence de garantie pour le sinistre, l'application d'une franchise contractuelle, ou encore le caractère excessif du coût des réparations au regard du principe indemnitaire (article L.121-1 du Code des assurances), qui interdit que l'indemnité ne dépasse la valeur de la chose assurée (CA, Versailles, 11 mai 2023, 21/05192). De même, il peut contester la créance si l'assuré n'a pas respecté ses obligations substantielles, comme la déclaration de sinistre (CA, Rouen, arret, 2025-01-28, 23/00658). La distinction se fait donc entre les clauses de procédure, dont l'opposabilité est limitée par l'arrêt, et les exceptions de fond touchant à la substance même de la créance, qui restent pleinement opposables au réparateur.

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