Contradictoire du juge-commissaire : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 10 novembre 2025, n° 24-19.744

Contradictoire du juge-commissaire : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 10 novembre 2025, n° 24-19.744

I. Rappel des faits

Dans le cadre d’une procédure collective ouverte à l’encontre de la société Établissements Bottai, un litige est né à la suite d’une décision rendue par le juge-commissaire. Cette décision a été contestée par un créancier, la société Crédit mutuel factoring. Le cœur du litige factuel portait sur la manière dont le juge-commissaire a rendu son ordonnance, notamment sur le point de savoir si toutes les pièces ou moyens sur lesquels il a fondé sa décision avaient été préalablement soumis à la discussion des parties. Des situations similaires, éclairant le contexte, ont été observées dans d'autres affaires où un juge-commissaire a statué sur la base de "pièces non versées aux débats" ou sans communication préalable de son rapport.

II. Étapes de la procédure et prétentions des parties

1. Une ordonnance est rendue par le juge-commissaire dans le cadre de la procédure collective de la SASU Établissements Bottai.

2. La SA Crédit mutuel factoring a contesté cette ordonnance devant la cour d’appel.

3. Par un arrêt en date du 4 juillet 2024, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a statué sur ce recours, vraisemblablement en confirmant la décision du juge-commissaire.

4. La SA Crédit mutuel factoring a alors formé un pourvoi en cassation, soutenant que la décision de la cour d'appel validait une ordonnance du juge-commissaire rendue en violation du principe de la contradiction, garanti par l'article 16 du Code de procédure civile.

III. Présentation de la thèse opposée à celle de la Cour de cassation

La thèse de la Cour d’appel d’Aix-en-Provence, censurée par la Haute juridiction, consistait à considérer que la décision du juge-commissaire était régulière. La cour d'appel n'a pas retenu l'existence d'une violation du principe du contradictoire ou a estimé qu'une telle violation, à la supposer établie, n'était pas de nature à justifier la censure de l'ordonnance du juge-commissaire (II).

IV. Problème de droit

Le juge-commissaire, chargé de veiller au déroulement rapide de la procédure collective et à la protection des intérêts en présence, peut-il fonder sa décision sur un moyen qu'il aurait relevé d'office sans avoir préalablement invité les parties à présenter leurs observations, sans violer le principe de la contradiction ?

V. Réponse donnée par la Cour de cassation

La Cour de cassation censure l'arrêt de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence.

Elle répond par la négative au problème de droit, en réaffirmant le caractère impératif et général du principe du contradictoire. Elle juge que le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même ce principe. Par conséquent, une décision fondée sur un moyen soulevé d’office sans que les parties aient été mises en mesure de présenter leurs observations méconnaît les exigences légales.

La cassation est prononcée au visa de l'article 16 du Code de procédure civile (III). L'affaire est renvoyée devant une cour d'appel pour être rejugée conformément à la règle de droit énoncée.

Commentaire d'arrêt

Cet arrêt du 10 décembre 2025 offre à la chambre commerciale de la Cour de cassation l’occasion de rappeler avec fermeté la primauté du principe du contradictoire, y compris dans le cadre spécifique des procédures collectives où l'office du juge-commissaire est pourtant marqué par un impératif de célérité. En censurant une cour d'appel pour violation de l'article 16 du Code de procédure civile, la Haute juridiction réaffirme une garantie procédurale fondamentale (I), dont la portée pratique s'inscrit dans un contexte de forte évolution du droit des entreprises en difficulté (II).

I. La réaffirmation de la primauté du principe du contradictoire dans l'office du juge-commissaire

La solution repose sur un rappel orthodoxe du principe directeur du procès civil (A), appliqué avec rigueur à la fonction particulière du juge-commissaire (B).

A. Un principe cardinal du procès civil réaffirmé

L'article 16 du Code de procédure civile, qui sert de visa à la cassation, est une pierre angulaire du droit processuel français (I). Il garantit aux parties le droit à un débat équitable, où chacune peut prendre connaissance des arguments et pièces de l'autre et y répondre. L'arrêt commenté s'inscrit dans une lignée jurisprudentielle constante qui sanctionne les juges du fond qui se fondent sur des moyens ou des faits non débattus par les parties.

"La censure pour violation de l'article 16 CPC est donc un rappel à l'ordre procédural classique mais nécessaire"

En l'espèce, la Cour de cassation ne fait que tirer les conséquences de la violation de ce texte : une décision ne peut reposer sur une surprise. Cette exigence de motivation et de transparence est essentielle pour permettre à la Cour de cassation d'exercer son contrôle de légalité, comme elle l'a déjà rappelé dans d'autres contextes, même si c'était pour une motivation insuffisante et non une violation directe du contradictoire (Cour de cassation, arrêt, 2009-02-11, 06-18.746). La censure pour violation de l'article 16 CPC est donc un rappel à l'ordre procédural classique mais nécessaire.

B. Une application rigoureuse à l'office spécifique du juge-commissaire

La particularité de l'arrêt réside dans son application au juge-commissaire. Ce magistrat, institué par la loi du 26 juillet 2005 et dont le rôle est central dans les procédures collectives, est chargé de "veiller au déroulement rapide de la procédure et à la protection des intérêts en présence" (I). Cette mission pourrait suggérer une certaine souplesse procédurale au nom de l'efficacité.

Toutefois, la Cour de cassation refuse une telle interprétation. Elle juge que l'impératif de célérité ne saurait justifier une dérogation à une garantie aussi fondamentale que le contradictoire. Des décisions de juridictions du fond, bien qu'antérieures ou de nature différente, illustrent déjà la sensibilité des juges à ce principe, notamment en annulant une ordonnance de juge-commissaire fondée sur des "pièces non versées aux débats" (CA, Versailles, arrêt, 2025-05-13, 23/03743) ou en relevant un moyen sérieux d'appel tiré de la "non-communication du rapport du juge-commissaire" (CA, Aix-en-Provence, ordonnance, 2025-10-31, 25/00525). L'arrêt du 10 décembre 2025 vient donc confirmer et consacrer au plus haut niveau cette exigence de rigueur, établissant un standard clair pour la pratique des juges-commissaires.

II. La portée d'une solution à l'épreuve d'un droit en mutation

Cette décision, au-delà de son apport doctrinal, emporte des conséquences pratiques importantes pour les acteurs des procédures collectives (A) et s'inscrit dans un paysage législatif en pleine effervescence, appelant à une veille juridique accrue (B).

A. Les incidences pratiques : sécurité juridique et vigilance des praticiens

La solution renforce la sécurité juridique des parties (débiteur, créanciers, mandataires). Elle les assure que les décisions du juge-commissaire, qui peuvent avoir des conséquences considérables sur leurs droits, seront prises à l'issue d'un débat loyal. Pour les praticiens, avocats et mandataires de justice, cet arrêt est un rappel de l'importance de la vigilance : ils doivent s'assurer que l'ensemble des éléments soumis au juge a bien été communiqué à toutes les parties et, à l'inverse, contester systématiquement toute décision qui semblerait fondée sur des éléments non débattus.

"Les praticiens doivent s'assurer que l'ensemble des éléments soumis au juge a bien été communiqué à toutes les parties"

Cette vigilance est d'autant plus cruciale que les contentieux en matière de procédures collectives sont souvent complexes, mêlant des questions de fond (comme la connexité des créances en matière d'affacturage, CA, Paris, 3 mars 2016, 14/15416 et CA, Douai, 19 septembre 2013, 12/03314) et des enjeux procéduraux stricts. La rigueur procédurale est donc le meilleur garant d'une décision juste et incontestable.

B. Une jurisprudence rendue dans un contexte législatif évolutif

Rendu le 10 décembre 2025, cet arrêt intervient dans une période charnière. Il est postérieur à la réforme de 2021 (Ordonnance n° 2021-1193) qui a transposé la directive "Restructuration et insolvabilité", mais antérieur aux simplifications attendues pour 2026, issues du projet de loi de simplification de la vie économique (IV).

Si le principe fondamental de l'article 16 CPC a vocation à demeurer, les modalités de son application pourraient être affectées par les futures réformes visant à créer des régimes "ultra-simplifiés" pour les PME. La présente décision établit un jalon important en réaffirmant les droits de la défense, mais les praticiens devront rester attentifs aux textes à venir pour voir comment ce principe sera articulé avec les nouveaux objectifs de simplification et de célérité. Cette dynamique législative, illustrée par les travaux ministériels en cours depuis mai 2025, impose une veille juridique constante pour anticiper l'évolution de l'équilibre entre efficacité procédurale et garanties fondamentales, un équilibre que cet arrêt place résolument en faveur des secondes.

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