Coopérative agricole et clause pénale : Arrêt de la Cour de cassation, troisième chambre civile, 18 novembre 2025, n° 24-19.042

I. Rappel des faits
Un associé coopérateur d'une coopérative agricole n'a pas respecté son engagement statutaire en omettant de livrer une partie de sa récolte. En application de ses statuts, conformes aux statuts-types obligatoires (notamment les articles 8.6 et 8.7), la coopérative a appliqué à l'encontre de l'associé une pénalité financière calculée sur la valeur des apports manquants.
L'associé coopérateur a contesté le montant de cette sanction, le jugeant excessif.
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
La coopérative agricole a assigné son associé en paiement de l'intégralité de la pénalité prévue par les statuts. L'associé a, quant à lui, demandé au juge de réduire le montant de cette pénalité, la qualifiant de clause pénale manifestement excessive.
La cour d'appel a fait droit à la demande de l'associé. Elle a qualifié la sanction statutaire de clause pénale et, usant de son pouvoir modérateur, en a réduit le montant, estimant celui-ci manifestement excessif au regard du préjudice réellement subi par la coopérative.
La coopérative a alors formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt, soutenant que le pouvoir modérateur du juge ne pouvait s'appliquer à une sanction prévue par des statuts-types obligatoires, homologués par arrêté ministériel.
III. Présentation de la thèse opposée à celle de la Cour de cassation
La thèse du demandeur au pourvoi (la coopérative agricole) était que les sanctions pour non-livraison prévues par les articles 8.6 et 8.7 des statuts-types constituent des dispositions relevant d'un droit spécial (le droit coopératif rural), dont le caractère obligatoire et homologué par l'autorité publique ferait obstacle à l'application du droit commun des obligations. Par conséquent, le pouvoir modérateur du juge, prévu à l'article 1231-5 du Code civil (anciennement 1152), ne serait pas applicable à ces pénalités statutaires.
IV. Problème de droit
Le pouvoir modérateur reconnu au juge par le droit commun des obligations pour les clauses pénales manifestement excessives peut-il s'exercer sur une sanction pécuniaire prévue par les statuts-types obligatoires d'une coopérative agricole en cas de manquement d'un associé à ses engagements d'apport ?
V. Réponse de la Cour de cassation
Par un arrêt de rejet, la Cour de cassation confirme la décision de la cour d'appel. Elle juge que les sanctions prévues par les statuts d'une coopérative agricole en cas d'inexécution par un associé de ses obligations s'analysent en une clause pénale. Dès lors, ces sanctions sont soumises au pouvoir modérateur du juge, qui peut en réduire le montant s'il est manifestement excessif. Le caractère obligatoire et homologué des statuts-types du droit coopératif n'écarte pas l'application de ce principe d'ordre public du droit commun des contrats.
Commentaire d'arrêt
La décision rendue par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 18 décembre 2025 était attendue, car elle tranche une question essentielle à la croisée du droit commun des contrats et du droit spécial des coopératives agricoles. En soumettant les pénalités prévues par les statuts-types au pouvoir modérateur du juge, la haute juridiction réaffirme la primauté d'un principe d'ordre public contractuel (I), tirant les conséquences pratiques pour la rédaction et l'application des sanctions au sein des coopératives (II).
I. La primauté réaffirmée du pouvoir modérateur du juge sur le droit spécial coopératif
La Cour de cassation confirme que la nature de clause pénale d'une sanction emporte l'application d'un régime de contrôle judiciaire (A), et ce, même lorsque cette sanction est issue de statuts-types obligatoires (B).
A. La qualification de clause pénale, clef du contrôle judiciaire
La solution repose sur la qualification de la sanction pour non-livraison en clause pénale. Une telle clause, qui vise à évaluer forfaitairement et par avance les dommages-intérêts dus en cas d'inexécution, est soumise au pouvoir modérateur du juge en application de l'article 1231-5 du Code civil. La jurisprudence rappelle de manière constante que ce pouvoir permet au juge de réduire une pénalité "manifestement excessive" (Cour de cassation, , 2025-01-16, 23-15.256, CA, Limoges, 4 mai 2023, 22/00537).
"L'appréciation du caractère "manifestement excessif" est alors laissée à l'appréciation souveraine des juges du fond, qui doivent la comparer au "préjudice réellement subi" par le créancier"
En l'espèce, en retenant cette qualification pour la pénalité prévue aux articles 8.6 et 8.7 des statuts-types, la Cour de cassation l'insère logiquement dans le champ d'application de ce contrôle. Elle s'inscrit dans le sillage de décisions antérieures qui, sans porter sur les statuts-types agricoles, ont qualifié d'autres indemnités de retrait ou de résiliation dans le monde coopératif de clauses pénales soumises à ce pouvoir (CA, Paris, 22 novembre 2023, 22/01703). L'appréciation du caractère "manifestement excessif" est alors laissée à l'appréciation souveraine des juges du fond, qui doivent la comparer au "préjudice réellement subi" par le créancier (CA, Aix-en-Provence, 22 février 2024, 20/08279, CA, Aix-en-Provence, 22 février 2024, 20/08280).
B. L'inefficacité de l'immunité tirée du caractère obligatoire des statuts-types
L'argument principal de la coopérative, fondé sur la nature spécifique des statuts-types homologués par arrêté ministériel, est écarté. La Cour de cassation juge que le droit spécial des coopératives, bien qu'impératif, ne déroge pas explicitement au principe d'ordre public du pouvoir modérateur du juge.
Cette solution est cohérente avec la hiérarchie des normes et la portée des dispositions d'ordre public. Le pouvoir du juge de contrôler l'équilibre contractuel en sanctionnant les clauses pénales excessives est un mécanisme protecteur fondamental. Pour qu'une législation spéciale y déroge, il faudrait une exclusion expresse. Or, ni le Code rural et de la pêche maritime (Tribunal judiciaire - 11 septembre 2024 - 22/01623), ni les statuts-types ne prévoient une telle immunité. En refusant de voir dans le caractère homologué des statuts un obstacle au contrôle judiciaire, la Cour préserve l'application du droit commun comme socle des relations contractuelles, y compris dans le cadre spécifique du lien unissant la coopérative à ses associés (art. L. 521-1-1 C. rural).
II. Les implications pratiques de la solution pour les coopératives agricoles
Cette décision emporte des conséquences directes pour la gouvernance des coopératives, qui devront désormais intégrer ce contrôle judiciaire dans leur pratique (A), renforçant par là même la protection des associés (B).
A. L'incitation à la proportionnalité dans la fixation et l'application des sanctions
En pratique, les coopératives ne peuvent plus considérer les barèmes de pénalités prévus par leurs statuts comme des montants intangibles. Elles sont désormais incitées à une double vigilance. D'une part, lors de l'application d'une sanction, elles doivent être en mesure de justifier le préjudice subi (perte de marge, désorganisation, etc.), car c'est à l'aune de ce préjudice que le juge appréciera le caractère excessif de la pénalité (CA, Pau, 26 octobre 2010, 09/00288).
"En pratique, les coopératives ne peuvent plus considérer les barèmes de pénalités prévus par leurs statuts comme des montants intangibles"
D'autre part, la solution pourrait influencer la gouvernance et la révision des statuts. Bien que les statuts-types soient un modèle impératif, le conseil d'administration conserve une marge de manœuvre dans l'application des sanctions (art. 8.7 des statuts-types). Il devra désormais l'exercer avec modération, en tenant compte des circonstances de chaque manquement, sous peine de voir ses décisions systématiquement remises en cause par le juge.
B. Le renforcement de la protection de l'associé coopérateur
En définitive, cet arrêt renforce la position de l'associé coopérateur, souvent considéré comme la partie la plus faible dans sa relation avec la structure coopérative. Il lui offre une protection contre l'application automatique et potentiellement disproportionnée de sanctions financières qui pourraient mettre en péril son exploitation.
Cette solution s'inscrit dans une tendance jurisprudentielle plus large qui contrôle la mise en œuvre des décisions des coopératives, que ce soit en matière d'exclusion (CA, Bordeaux, 10 octobre 2022, 21/06453) ou de respect des obligations réciproques. Les juges vérifient en effet si la coopérative a elle-même respecté ses engagements avant de sanctionner un associé (CA, Fort-de-France, 21 mars 2023, 19/00485), ou si elle n'a pas agi de manière déloyale (Tribunal judiciaire - 11 septembre 2024 - 22/01623). En soumettant les pénalités financières au contrôle de proportionnalité du juge, la Cour de cassation ajoute une pierre à l'édifice de la protection de l'associé, garantissant un meilleur équilibre contractuel au sein du monde coopératif agricole.