Criminalité organisée : Arrêt de la Cour de cassation, chambre criminelle, 18 novembre 2025, n° 25-83.069

Criminalité organisée : Arrêt de la Cour de cassation, chambre criminelle, 18 novembre 2025, n° 25-83.069

I. Rappel des faits

Un individu, M. [H] [U], a été mis en examen le 28 octobre 2022, notamment pour importation de stupéfiants en bande organisée, infractions aux législations sur les stupéfiants et sur les armes, association de malfaiteurs, blanchiment et non-justification de ressources.
Au cours de l'instruction, plusieurs techniques spéciales d'enquête ont été mises en œuvre :
1. La pose d’un dispositif de géolocalisation sur un véhicule Mercedes, ce qui a nécessité l'usage d'un endoscope pour le localiser à l'intérieur d'un box fermé dans un parking souterrain.
2. La sonorisation d’un véhicule Berlingo, dont les enregistrements se sont poursuivis alors que le véhicule circulait en Belgique, au Luxembourg et aux Pays-Bas.
3. La géolocalisation de ce même véhicule Berlingo, qui s’est également poursuivie sur le territoire de ces États étrangers.

II. Étapes de la procédure et prétentions des parties

- Procédure : Le 27 avril 2023, le mis en examen, M. [H] [U], a déposé une requête en annulation de plusieurs actes de la procédure devant la chambre de l’instruction. Le 17 mars 2025, la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Aix-en-Provence a rejeté ses demandes. Le mis en examen a alors formé un pourvoi en cassation.

- Prétentions du demandeur (M. [H] [U]) :

- Sur l'usage de l'endoscope : Il soutenait que l'utilisation d'un endoscope pour inspecter un box privé fermé constituait une captation d'image illégale, car elle n'avait pas fait l'objet d'une autorisation spécifique distincte de celle autorisant la pose de la balise de géolocalisation (paragraphe 4).
- Sur la sonorisation à l'étranger : Il arguait que les enregistrements réalisés en Belgique, au Luxembourg et aux Pays-Bas étaient illégaux, car ils n'avaient pas été autorisés par ces États au titre de l'entraide pénale (paragraphe 11).
- Sur la géolocalisation à l'étranger : Il affirmait que la poursuite de la géolocalisation à l'étranger était irrégulière et que cette nullité, étant d'ordre public, pouvait être invoquée par lui, même sans droit sur le véhicule ni grief personnel (paragraphe 17).

- Prétentions de la partie adverse (validées par la chambre de l'instruction) :

- La chambre de l'instruction a jugé que l'usage de l'endoscope était couvert par l'autorisation de captation d'images dans les parties communes du parking (paragraphe 7).
- Elle a considéré que la sonorisation n'avait pas nécessité d'acte d'investigation sur le territoire étranger et ne requérait donc pas l'accord des autorités étrangères (paragraphe 12).
- Elle a déclaré irrecevable le moyen relatif à la géolocalisation à l'étranger, estimant que le demandeur n'avait pas qualité à agir, faute de démontrer un droit sur le véhicule ou un grief (paragraphe 19).

III. Présentation de la thèse opposée

La thèse de la chambre de l'instruction, qui a été censurée par la Cour de cassation, concernait la géolocalisation du véhicule Berlingo. Elle a jugé le moyen du requérant irrecevable au motif qu'il n'avait pas qualité pour agir. Selon la chambre de l'instruction, pour pouvoir contester la régularité de cette mesure, le demandeur aurait dû démontrer qu'il était propriétaire du véhicule, qu'il en avait l'usage, ou à tout le moins justifier d'un grief personnel résultant de cette mesure (paragraphe 19).

IV. Problème de droit

Une partie à une procédure pénale a-t-elle qualité pour invoquer la nullité de l'exploitation de données de géolocalisation recueillies sur le territoire d'un État étranger en méconnaissance des règles relatives à la souveraineté, alors même que cette partie ne justifie ni d'un droit sur le bien géolocalisé ni d'un grief personnel ?

V. Réponse de la Cour de cassation

La Cour de cassation répond par l'affirmative et prononce une cassation partielle.

- Motifs :

- Sur la géolocalisation à l'étranger (cassation) : La Cour énonce qu'il se déduit de l'article 230-32 du CPP que "toute partie a qualité pour contester l'exploitation en procédure des données d'une mesure de géolocalisation en temps réel [...] qui s'est poursuivie sur le territoire d'un autre Etat en méconnaissance des règles d'ordre public tenant à la souveraineté des Etats" (paragraphe 18). Elle précise qu'une telle nullité a un "caractère d'ordre public et touchant à la bonne administration de la justice", ce qui rend indifférent le fait que l'intéressé n'invoque aucun droit sur le véhicule ou ne se prévale d'aucun grief (paragraphe 21). En jugeant le contraire, la chambre de l'instruction a méconnu ce principe.
- Sur l'usage de l'endoscope (rejet) : L'autorisation de s'introduire dans un lieu privé pour y installer un dispositif de géolocalisation "impliquait nécessairement l'autorisation de pénétrer visuellement" dans les boxes fermés pour trouver le véhicule concerné. Cet usage, n'ayant pas pour but de capter l'image de personnes, ne nécessitait pas d'autorisation supplémentaire au titre de l'article 706-96 du CPP (paragraphe 9).
- Sur la sonorisation à l'étranger (rejet) : La captation de paroles depuis l'étranger est légale dès lors que le dispositif a été installé en France et qu'elle n'a nécessité aucune assistance technique étrangère. Le simple transit des données via le réseau d'un opérateur étranger ne constitue pas une atteinte à la souveraineté de cet État (paragraphe 15).

Commentaire d'arrêt

Cet arrêt du 18 novembre 2025, rendu par la Chambre criminelle, clarifie de manière significative le régime des techniques spéciales d'enquête ayant une dimension extraterritoriale, ainsi que les conditions de leur contestation. La Cour de cassation y opère une distinction nette entre la sonorisation et la géolocalisation transfrontalières, tout en consacrant un élargissement notable de la qualité à agir pour les nullités d'ordre public. L’apport de la décision se situe ainsi à la croisée de la coopération pénale internationale et du droit processuel interne, en redéfinissant d'une part la portée territoriale des mesures d'enquête (I) et en renforçant d'autre part les garanties procédurales offertes aux justiciables (II).

I. L'application extraterritoriale différenciée des techniques spéciales d'enquête

La Cour de cassation précise les conditions dans lesquelles une mesure d'enquête débutée en France peut se poursuivre à l'étranger. Elle valide la sonorisation transfrontalière sous certaines conditions (A), mais réaffirme une position stricte pour la géolocalisation, dont l'irrégularité peut être sanctionnée (B).

A. La légalité de la sonorisation transfrontalière passive

La Cour juge qu'une mesure de sonorisation mise en place sur le territoire national peut légalement se poursuivre lorsque le véhicule sonorisé franchit une frontière. Elle écarte l'argument du demandeur qui invoquait une violation de la souveraineté des États étrangers, considérant que la mesure n'a "nécessité aucun acte d'investigation sur le territoire étranger" (paragraphe 12).
"La Cour juge qu'une mesure de sonorisation mise en place sur le territoire national peut légalement se poursuivre lorsque le véhicule sonorisé franchit une frontière"
La solution repose sur deux piliers. Premièrement, la Cour interprète l'article 706-96 du Code de procédure pénale comme n'imposant aucune limite territoriale à la captation des paroles, "dès lors que le dispositif technique a été mis en place sur le territoire national" (paragraphe 14). Deuxièmement, elle définit de manière restrictive ce qui constitue une atteinte à la souveraineté : le "simple transit" des données "par le réseau d'un opérateur de l'Etat étranger ne caractérisant pas une atteinte à la souveraineté de cet Etat" (paragraphe 15). L'absence d'assistance technique ou d'intervention active des enquêteurs français sur le sol étranger est donc le critère décisif. Cette approche pragmatique distingue l'écoute à distance de la collecte active de preuves sur un territoire étranger, qui, elle, requerrait une demande d'entraide pénale.

B. La censure de la géolocalisation transfrontalière au nom de l'ordre public

À l'inverse de la sonorisation, la géolocalisation fait l'objet d'un traitement beaucoup plus rigoureux. La Cour de cassation censure la chambre de l'instruction pour avoir refusé d'examiner le moyen tiré de l'irrégularité de la géolocalisation du véhicule Berlingo en dehors du territoire national.
En se fondant sur le visa de l'article 230-32 du Code de procédure pénale, elle rappelle le principe selon lequel la poursuite d'une mesure de géolocalisation sur le territoire d'un autre État doit respecter les règles "tenant à la souveraineté des Etats" (paragraphe 18). Cette position est cohérente avec une jurisprudence antérieure qui exige une autorisation de l'État concerné au titre de l'entraide pénale pour exploiter les données recueillies à l'étranger (Cour de cassation - 09 février 2016 - 15-85.070). La Cour élève cette exigence au rang de règle d'ordre public. En qualifiant l'irrégularité de "méconnaissance des règles d'ordre public", elle ouvre la voie à une sanction systématique, marquant la sensibilité particulière de cette technique d'enquête qui permet un suivi continu et précis des déplacements, potentiellement perçu comme une ingérence plus tangible dans la souveraineté territoriale que la simple réception de données audio.

II. La redéfinition des garanties procédurales face aux actes d'enquête

Au-delà de la dimension internationale, l'arrêt précise les contours du contrôle de la régularité des actes d'enquête. Il valide les actes accessoires à une mesure autorisée (A) tout en consacrant un droit de contestation élargi pour les nullités d'ordre public (B).

A. La légalisation des actes accessoires par l'autorisation principale

Sur le premier moyen, la Cour de cassation valide l'utilisation d'un endoscope par les enquêteurs pour repérer le véhicule à géolocaliser dans un box privé. Bien qu'elle rectifie le raisonnement de la chambre de l'instruction, elle rejette la nullité par une substitution de motifs.
"l'acte accessoire est légal s'il est indispensable à la réalisation de la mesure principale et ne constitue pas une mesure d'une autre nature juridique"
La Cour estime que l'autorisation de s'introduire dans le parking pour installer le dispositif de géolocalisation "impliquait nécessairement l'autorisation de pénétrer visuellement [...] dans les boxes fermés [...] jusqu'à découvrir le véhicule concerné" (paragraphe 9). L'usage de l'endoscope est ainsi considéré comme un simple moyen technique, un prolongement de l'œil, nécessaire à l'exécution de la mission principale autorisée. La Cour prend soin de distinguer cet acte d'une captation d'images de personnes, qui aurait requis une autorisation spécifique sur le fondement de l'article 706-96 du CPP (paragraphe 8). Cette solution pragmatique confère une marge de manœuvre aux enquêteurs, mais la délimite strictement : l'acte accessoire est légal s'il est indispensable à la réalisation de la mesure principale et ne constitue pas une mesure d'une autre nature juridique.

B. L'élargissement de la qualité à agir pour les nullités d'ordre public

L'apport majeur de l'arrêt réside dans sa cassation sur le quatrième moyen. La Cour de cassation consacre une exception notable au principe selon lequel une nullité ne peut être invoquée que par la partie dont les intérêts ont été lésés (principe dit "pas de nullité sans grief", ancré notamment à l'article 802 du CPP).
Elle affirme que la violation des règles d'ordre public touchant à la souveraineté des États peut être soulevée par "toute partie", "peu important dès lors que l'intéressé n'invoque aucun droit sur le véhicule géolocalisé ou ne se prévale d'aucun grief" (paragraphe 21). La Cour érige ainsi la protection de la souveraineté étatique en un intérêt supérieur qui transcende les intérêts particuliers des parties. Cette solution, qui se distingue d'une jurisprudence plus restrictive exigeant la preuve d'une atteinte personnelle (Cour de cassation, , 2025-01-07, 24-81.941 ; Cour de cassation - 19 novembre 2024 - 24-82.331), renforce considérablement les garanties procédurales. En reconnaissant une forme d'intérêt à agir pour la défense de la légalité internationale, la Cour fait de chaque partie un gardien potentiel de l'ordre public procédural, assurant un contrôle juridictionnel effectif sur les actes d'enquête les plus intrusifs, même en l'absence de préjudice direct et personnel.

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