Déclaration des bénéficiaires effectifs : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 17 novembre 2025, n° 24-22.646

Déclaration des bénéficiaires effectifs : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 17 novembre 2025, n° 24-22.646

I. Rappel des faits

Une société à responsabilité limitée, la SARL Le Puits des fougères, n'a pas respecté son obligation de déposer au greffe le document relatif à ses bénéficiaires effectifs (RBE).

II. Étapes de la procédure et prétentions des parties

1. Par une ordonnance du 24 juin 2024, le président du tribunal de commerce de Versailles, agissant en tant que juge commis à la surveillance du registre du commerce et des sociétés, a enjoint à la société Le Puits des fougères de procéder au dépôt de sa déclaration RBE dans un délai d'un mois, sous astreinte de 100 euros par jour de retard.


2. La société n'a pas déféré à cette injonction. Le 11 septembre 2024, elle a interjeté un appel-nullité à l'encontre de l'ordonnance, en invoquant un excès de pouvoir du premier juge.


3. Par un arrêt du 22 octobre 2024, la cour d'appel de Versailles a déclaré cet appel irrecevable.


4. La société Le Puits des fougères a alors formé un pourvoi en cassation contre l'arrêt de la cour d'appel. Elle soutenait que l'existence d'un excès de pouvoir devait permettre de déroger à l'absence de voie de recours prévue par les textes et que, par conséquent, son appel-nullité aurait dû être jugé recevable.

III. Présentation de la thèse opposée à celle de la Cour de cassation

La thèse de la société demanderesse au pourvoi était qu'un excès de pouvoir commis par le juge ayant rendu l'ordonnance d'injonction constitue une exception au principe d'irrecevabilité des recours. Selon elle, la cour d'appel aurait dû examiner le fond de son grief d'excès de pouvoir au lieu de déclarer son appel irrecevable sur la base de l'article R. 561-62 du Code monétaire et financier, qui dispose que l'ordonnance d'injonction RBE "n'est pas susceptible de recours".

IV. Problème de droit

L'allégation d'un excès de pouvoir est-elle de nature à rendre recevable l'appel formé contre une ordonnance d'injonction de dépôt de la déclaration des bénéficiaires effectifs, alors même qu'un texte réglementaire exclut expressément toute voie de recours contre une telle décision ?

V. Réponse donnée par la Cour de cassation

La Cour de cassation rejette le pourvoi.

Elle confirme la décision de la cour d'appel d'avoir déclaré l'appel irrecevable. En se fondant sur le principe selon lequel "un mal jugé n'est pas un excès de pouvoir", la Cour considère que la simple critique de la décision du premier juge n'est pas suffisante pour caractériser un excès de pouvoir ouvrant droit à un recours exceptionnel. Le verrouillage procédural prévu par les textes est ainsi confirmé.

Commentaire d'arrêt

L'arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 17 décembre 2025 vient clore le débat sur les possibilités de contestation d'une injonction de dépôt de la déclaration des bénéficiaires effectifs (RBE). En rejetant le pourvoi de la société défaillante, la Haute Juridiction valide un dispositif de "verrouillage contentieux" visant à garantir l'efficacité des obligations de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB-FT). Cette solution, qui consacre une voie de droit quasi-fermée (I), s'inscrit dans un contexte législatif en pleine évolution qui renforce encore davantage les mécanismes de conformité (II).

I. La consécration d'une voie de droit quasi-fermée contre les injonctions RBE

La Cour de cassation confirme ici de manière pragmatique et rigoureuse l'impossibilité de contester une injonction RBE par les voies de recours classiques, y compris par l'appel-nullité (A), réaffirmant ainsi le caractère d'ordre public du dispositif (B).

A. Le rejet de l'appel-nullité fondé sur une interprétation stricte de l'excès de pouvoir

La principale ligne de défense de la société reposait sur la notion d'excès de pouvoir, seule brèche théoriquement capable de faire sauter le verrou de l'article R. 561-62 du Code monétaire et financier. En principe, l'excès de pouvoir ouvre une voie de recours même lorsque la loi la ferme expressément, comme le reconnaît la jurisprudence dans d'autres domaines (Cour de cassation - 19 juin 2012 - 11-20.066 ; Cour de cassation, arret, 2003-01-21, 99-21.381).

"L'excès de pouvoir suppose une violation grave des règles de compétence ou des principes fondamentaux de la procédure, et non une simple erreur d'appréciation du juge"

Toutefois, la Cour de cassation rappelle ici une distinction fondamentale : l'excès de pouvoir ne saurait être confondu avec le "mal jugé". L'excès de pouvoir suppose une violation grave des règles de compétence ou des principes fondamentaux de la procédure, et non une simple erreur d'appréciation du juge. En validant l'irrecevabilité de l'appel sans même examiner le fond de l'allégation, la Cour signifie que la voie de l'appel-nullité (CA, Bordeaux, ordonnance, 2025-06-26, 25/00069) n'est pas une porte dérobée pour contester le bien-fondé d'une injonction RBE. Cette solution, rendue sur le fondement de l'article 1014 alinéa 2 du CPC, montre que pour la Haute juridiction, le grief n'était "manifestement" pas opérant.

B. La confirmation du caractère non-recourable de l'ordonnance d'injonction

Au-delà de la question de l'excès de pouvoir, cet arrêt confère une pleine portée à l'article R. 561-62 du Code monétaire et financier. En fermant la porte à l'appel, la Cour de cassation garantit l'effectivité et la célérité de la procédure d'injonction. Cette rigueur procédurale se justifie par l'objectif d'intérêt général supérieur attaché au dispositif LCB-FT.

Comme le rappellent d'autres décisions, les contraintes imposées dans ce cadre sont jugées proportionnées au but poursuivi, qu'il s'agisse de la protection des marchés financiers ou de la prévention des infractions pénales (Conseil d'État, , 15/02/2021, 449168, Inédit au recueil Lebon ; Conseil d'État, 6ème et 1ère sous-sections réunies, 14/10/2011, 332126). L'impossibilité de contester l'injonction vise à empêcher les manœuvres dilatoires et à contraindre les entités récalcitrantes à une régularisation rapide, l'astreinte financière étant le principal outil coercitif. L'arrêt commenté entérine ainsi une procédure où la seule stratégie viable pour l'entreprise est l'exécution, et non la contestation.

II. Une solution renforcée par les évolutions récentes du dispositif LCB-FT

Cet arrêt, bien que statuant sur des faits antérieurs, prend un relief particulier à la lumière de la loi n° 2025-532 du 13 juin 2025, dite "LCB-FT 4". Cette dernière, en déplaçant une partie du contrôle vers le greffier (A) et en introduisant une sanction bien plus dissuasive (B), rend le type de contentieux de l'espèce encore plus marginal.

A. Le déplacement du contrôle de la conformité RBE vers le greffier

La loi du 13 juin 2025 a modifié en profondeur l'architecture du contrôle RBE. En conférant au greffier du tribunal de commerce un pouvoir de contrôle renforcé sur la complétude et la conformité des informations déclarées (L. 561-47 CMF modifié), la loi a déplacé le premier rideau de contrôle en amont de l'intervention judiciaire. Le rôle du juge de la surveillance du RCS, tel qu'il s'est exercé en l'espèce, devient subsidiaire, n'intervenant qu'en cas de carence persistante.

"Le rôle du juge de la surveillance du RCS, tel qu'il s'est exercé en l'espèce, devient subsidiaire, n'intervenant qu'en cas de carence persistante"

Cette évolution administrative préventive, couplée à une faculté de mise en demeure par le greffier, tend à rendre l'injonction judiciaire plus rare. La stratégie de conformité des entreprises doit désormais intégrer ce dialogue direct avec le greffe, dont les pouvoirs accrus diminuent d'autant la pertinence d'une future contestation judiciaire.

B. La nouvelle sanction de radiation d'office : une incitation accrue à la conformité spontanée

L'apport le plus significatif de la loi "LCB-FT 4" est sans doute l'introduction d'une sanction radicale : la radiation d'office de la société du RCS si la mise en conformité n'intervient pas dans un délai de trois mois après mise en demeure. Cette mesure, bien plus redoutable qu'une astreinte financière, s'apparente à une "mort civile" pour l'entreprise.

Cette nouvelle sanction, applicable aux procédures en cours depuis le 15 juin 2025, change fondamentalement la donne. Face à un tel risque, la stratégie de contestation judiciaire, déjà très limitée comme le montre l'arrêt commenté, devient économiquement et juridiquement irrationnelle. Les entreprises sont désormais fortement incitées à une conformité spontanée et rapide, car les conséquences de l'inaction, telles que la liquidation judiciaire pour d'autres types de manquements administratifs (Tribunal de commerce, 2025-05-28, 2025P00533 ; Tribunal de commerce, 2025-05-28, 2025P00552), sont désormais explicitement prévues en matière de RBE. L'arrêt du 17 décembre 2025, en fermant la porte au contentieux de l'injonction, apparaît ainsi comme le point final d'un système que le législateur a, de toute façon, déjà rendu plus administratif et plus contraignant.

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