Dieselgate : Arrêt de la Cour de cassation, première chambre civile, 24 septembre 2025, Pourvoi n° 23-23.869

Dieselgate : Arrêt de la Cour de cassation, première chambre civile, 24 septembre 2025, Pourvoi n° 23-23.869
La Cour de cassation s’est prononcée sur la prescription de l’action fondée sur un manquement à l’obligation de délivrance conforme, fixée à cinq ans à compter de la connaissance du défaut par l’acquéreur, dans le dossier Dieselgate.

I. Rappel des faits

En 2010, une personne, M. [Y], a conclu un contrat de location avec option d'achat portant sur un véhicule Volkswagen, lequel lui a été livré la même année.
Entre 2015 et 2016, à la suite du scandale "Dieselgate", le constructeur a informé M. [Y] que son véhicule était équipé d'un logiciel destiné à tromper les mesures anti-pollution et qu'une mise à jour était nécessaire.
En décembre 2016, M. [Y] a assigné en justice le constructeur et l'établissement financier.

II. Procédure et prétentions des parties

Demandeur (M. [Y]) : Il a agi en justice pour obtenir la résolution du contrat de vente initial pour manquement à l'obligation de délivrance conforme. Subsidiairement, il a demandé la nullité du contrat pour erreur sur les qualités substantielles et l'indemnisation de son préjudice. Après avoir été débouté en appel, il a formé un pourvoi en cassation.
Défendeurs (Sociétés Volkswagen) : Elles ont soulevé l'irrecevabilité de l'action de M. [Y] en arguant de la prescription, estimant que le délai de cinq ans courait à compter de la livraison du véhicule en 2010. Sur le fond, elles ont contesté tout manquement, le véhicule ayant été homologué et étant utilisable, et une procédure de rappel ayant été proposée pour corriger le défaut.
Cour d’appel de Bordeaux (arrêt attaqué) :
Elle a déclaré l'action recevable, jugeant que le délai de prescription n'avait commencé à courir qu'à partir de la révélation des faits à l'acquéreur en 2015.
Cependant, elle a rejeté les demandes au fond de M. [Y]. Elle a estimé que le défaut de conformité n'était pas prouvé, le véhicule étant homologué et utilisable. Elle a également rejeté la demande en nullité pour erreur, au motif que l'acquéreur n'avait pas fait du taux d'émission de gaz une condition déterminante de son consentement

III. Thèse opposée à celle de la Cour de cassation

La cour d'appel a retenu que la présence d'un logiciel "truqueur" ne suffisait pas à caractériser un défaut de conformité justifiant la résolution de la vente. Elle a fondé sa décision sur les arguments suivants
1. Le véhicule avait obtenu son homologation (norme Euro 5) et était en état de fonctionner sans difficulté (par. 27).
2. La preuve n'était pas rapportée que, sans ce logiciel, l'homologation aurait été refusée ou que les normes d'émission auraient été dépassées selon les protocoles de l'époque (par. 27).
3. L'acquéreur ne pouvait se plaindre d'un défaut que le constructeur lui offrait de réparer via une procédure de rappel, et il utilisait le véhicule depuis plus de treize ans (par. 27, 35).
4. L'erreur sur les qualités substantielles ne pouvait être retenue car le taux d'émission de gaz n'était pas une condition mentionnée dans le contrat et déterminante du consentement de l'acheteur (par. 40).

IV. Problèmes de droit

1. La livraison d'un véhicule équipé d'un dispositif d'invalidation interdit par la réglementation européenne caractérise-t-elle un manquement du vendeur à son obligation de délivrance conforme, même si le véhicule est par ailleurs homologué et fonctionnel ?
2. Un tel manquement est-il d'une gravité suffisante pour justifier la résolution judiciaire de la vente, nonobstant l'offre de réparation du vendeur et l'usage prolongé du bien par l'acquéreur ?
3. L'ignorance par l'acquéreur de la présence d'un dispositif d'invalidation prohibé dans le véhicule peut-elle constituer une erreur sur les qualités substantielles viciant son consentement, indépendamment de la stipulation contractuelle d'un taux d'émission spécifique ?

V. Réponse de la Cour de cassation

La Cour de cassation casse partiellement l'arrêt de la cour d'appel.
1. Sur le défaut de conformité :
• Réponse : Oui. La Cour juge que l'implantation d'un logiciel destiné à tromper les mesures d'émission, prohibé par le règlement européen, constitue un défaut de conformité. En ne tirant pas les conséquences légales de ses propres constatations sur la présence de ce logiciel, la cour d'appel a violé la loi.
• Visa : Article 1604 du code civil et les articles 3, point 10, et 5, paragraphes 1 et 2, du règlement (CE) n° 715/2007 (par. 18).
2. Sur la gravité du manquement et la résolution :
• Réponse : Oui. La Cour affirme que la livraison d'un véhicule équipé d'un tel dispositif "caractérise un manquement grave du vendeur à son obligation de délivrance conforme, justifiant la résolution du contrat" (par. 34). Elle juge que l'offre de réparation et l'usage prolongé du véhicule ne peuvent priver l'acquéreur de son droit de demander la résolution.
• Visa : Articles 1604 et 1184 du code civil (rédaction antérieure à l'ordonnance de 2016), interprétés à la lumière des articles 1er et 2 de la Charte de l'environnement (par. 29, 32).
3. Sur l'erreur, vice du consentement :
• Réponse : Oui. La Cour reproche à la cour d'appel de ne pas avoir recherché si le consentement de l'acquéreur n'avait pas été vicié par son ignorance de la présence d'un dispositif d'invalidation interdit. Ce faisant, elle a privé sa décision de base légale.
• Visa : Articles 1109 et 1110 du code civil (rédaction antérieure à l'ordonnance de 2016) (par. 37).

Commentaire d’arrêt

L'arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation le 24 septembre 2025 s'inscrit dans le contentieux de masse né du scandale "Dieselgate" et apporte des clarifications décisives sur les droits des acquéreurs de véhicules équipés de dispositifs de contournement des normes anti-pollution. En cassant un arrêt de la cour d'appel de Bordeaux qui avait débouté un acheteur de ses demandes en résolution et en nullité, la Haute juridiction précise la nature du défaut de conformité et renforce significativement les sanctions applicables. Elle consacre ainsi l'existence d'une non-conformité d'ordre réglementaire dont la seule présence suffit à justifier les sanctions les plus sévères (I), tout en réaffirmant la protection de l'intégrité du consentement de l'acquéreur (II).

I. La consécration d’un manquement à la délivrance conforme par violation des normes environnementales

La Cour de cassation précise les contours de l'obligation de délivrance conforme en la confrontant à une violation de la réglementation européenne. Elle établit que la non-conformité ne se limite pas aux défauts matériels mais s'étend à la légalité même de la conception du bien (A), tout en confirmant une approche favorable à l'acquéreur concernant le point de départ de la prescription de son action (B).

A. La non-conformité définie par la présence d'un dispositif d'invalidation prohibé

La Cour de cassation ancre fermement la notion de délivrance conforme dans le respect du droit de l'Union européenne. Elle casse l'arrêt d'appel qui, tout en constatant l'existence d'un "logiciel ayant pour objet de minorer les émissions polluantes" (par. 27), avait refusé de qualifier le manquement au motif que le véhicule était homologué et utilisable.
"la Haute juridiction se fonde explicitement sur le règlement (CE) n° 715/2007, lequel interdit "l'utilisation de dispositifs d'invalidation qui réduisent l'efficacité des systèmes de contrôle des émissions""
Pour ce faire, la Haute juridiction se fonde explicitement sur le règlement (CE) n° 715/2007, lequel interdit "l'utilisation de dispositifs d'invalidation qui réduisent l'efficacité des systèmes de contrôle des émissions" (par. 21). Elle s'approprie l'interprétation de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), rappelant que la présence d'un tel dispositif constitue un défaut de conformité qui ne saurait être qualifié de "mineur" (par. 25, 26). Ce faisant, elle établit que la conformité du bien vendu ne s'apprécie pas seulement au regard de son aptitude à l'usage ou de son homologation administrative – potentiellement obtenue par fraude –, mais avant tout au regard de sa conformité à la réglementation qui lui est applicable. L'illicéité du dispositif vicie la délivrance elle-même. En jugeant que la cour d'appel "n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations" (par. 28), la Cour de cassation signifie qu'une fois la présence du logiciel prohibé établie, le défaut de conformité est caractérisé de plein droit.

B. Le point de départ glissant de la prescription : une solution confirmée

Préalablement à l'examen au fond, la Cour valide le raisonnement de la cour d'appel sur la recevabilité de l'action, écartant le pourvoi incident des constructeurs. Ces derniers soutenaient que le délai de prescription quinquennale de l'action en délivrance conforme devait courir à compter de la livraison du véhicule, agissant comme un "délai d'épreuve".
La Cour de cassation rejette cette thèse et confirme l'application de l'article 2224 du code civil. Elle juge que l'action "se prescrit par cinq ans à compter du jour où l'acquéreur a connu ou aurait dû connaître le défaut de conformité allégué" (par. 12). En l'espèce, la connaissance n'est intervenue qu'avec les lettres d'information du constructeur en 2015. Ce report du point de départ du délai est crucial dans le contexte d'un défaut par nature dissimulé, dont la découverte ne dépend pas de l'acheteur mais de révélations externes. Cette solution, pragmatique et protectrice des droits de l'acquéreur, aligne le régime de la prescription de l'action en délivrance sur celui de l'action en garantie des vices cachés ou en nullité pour vice du consentement.

II. Le renforcement des sanctions face à un manquement jugé grave

La qualification du manquement entraîne des conséquences sévères. La Cour de cassation affirme le droit de l'acquéreur à la sanction la plus radicale, la résolution du contrat (A), tout en validant une voie alternative, la nullité pour erreur sur les qualités essentielles (B).

A. Une gravité intrinsèque justifiant la résolution du contrat

La Cour de cassation ne se contente pas de qualifier le manquement ; elle en précise la gravité et la sanction adéquate. Elle juge que la livraison d'un véhicule équipé d'un dispositif d'invalidation interdit "caractérise un manquement grave du vendeur à son obligation de délivrance conforme, justifiant la résolution du contrat" (par. 34). Cette affirmation est d'une portée considérable. Elle écarte les arguments de la cour d'appel qui tendaient à minimiser le défaut en invoquant l'offre de réparation du constructeur et l'usage prolongé et sans difficulté du véhicule (par. 35)
"la Cour appuie son raisonnement en interprétant les articles du Code civil "à la lumière des articles 1er et 2 de la Charte de l'environnement""
Pour la Haute juridiction, ces éléments sont inopérants : le droit de l'acquéreur d'obtenir la résolution, ouvert par la gravité du manquement initial, ne peut être neutralisé par des circonstances postérieures. Fait notable, la Cour appuie son raisonnement en interprétant les articles du Code civil "à la lumière des articles 1er et 2 de la Charte de l'environnement" (par. 32), qui consacrent le droit de vivre dans un environnement sain et le devoir de chacun de préserver l'environnement. Cette référence confère une dimension d'ordre public écologique au manquement, ce qui explique sa qualification de "grave" et justifie l'automaticité de la sanction résolutoire, indépendamment du préjudice d'usage concret subi par l'acheteur.

B. La validation de l'erreur sur une qualité essentielle comme fondement alternatif

En parallèle de la résolution pour inexécution, la Cour de cassation valide la possibilité pour l'acquéreur d'agir en nullité pour erreur. Elle censure la cour d'appel qui avait écarté ce moyen au motif que l'acquéreur n'avait pas fait du taux d'émission une condition déterminante de son consentement (par. 40).
"la Cour de cassation valide la possibilité pour l'acquéreur d'agir en nullité pour erreur"
La Cour de cassation recadre le débat : la qualité substantielle sur laquelle l'erreur a porté n'est pas un chiffre précis d'émission, mais "l'absence d'un dispositif d'invalidation interdit" (par. 41). En d'autres termes, l'acquéreur a cru acheter un véhicule dont la conception était licite, alors qu'elle ne l'était pas. La Cour juge que les juges du fond auraient dû rechercher si cette croyance erronée avait été déterminante du consentement. Cette solution élargit la notion de qualité essentielle pour y inclure la conformité réglementaire et la "probité" technique de l'objet du contrat. Elle offre ainsi à l'acquéreur une seconde voie juridique pour obtenir l'anéantissement du contrat, confirmant une volonté de protection étendue face à une tromperie d'une telle ampleur.

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