Double imposition : Arrêt du Tribunal administratif de Paris, 3 novembre 2025, n° 2203991

Double imposition : Arrêt du Tribunal administratif de Paris, 3 novembre 2025, n° 2203991

I. Rappel des faits

La société Puma France, filiale française d’un groupe allemand, a fait l’objet de rectifications fiscales en Allemagne. Pour éviter une double imposition, elle a spontanément déposé en France des déclarations rectificatives afin d’ajuster ses bénéfices.
Par la suite, la société a sollicité l’ouverture d’une procédure amiable auprès de l’administration fiscale française, en se fondant sur l’article 25 de la convention fiscale franco-allemande et sur la convention européenne d’arbitrage (90/436/CEE), afin d'éliminer cette double imposition. L'administration a gardé le silence, ce qui a donné naissance à une décision implicite de rejet.

II. Étapes de la procédure et prétentions des parties

La société Puma France a saisi le Tribunal administratif de Paris d’un recours pour excès de pouvoir, demandant l’annulation de la décision implicite par laquelle l'administration fiscale a refusé d’ouvrir la procédure amiable. La société requérante soutient que les conditions d’ouverture de la procédure sont réunies, dès lors qu'elle se trouve dans une situation de double imposition prohibée par les conventions.
L'administration fiscale, en défense, soutient que son refus est justifié. Elle estime que l'ouverture de la procédure amiable n'est requise qu'en présence d'une « mesure administrative » émanant de sa part, telle qu'un redressement fiscal formel. Or, en l'espèce, la double imposition alléguée découle de déclarations rectificatives déposées spontanément par la société elle-même, et non d’une action de l'administration française.

III. Thèse opposée à celle retenue par le Tribunal (thèse de l'administration fiscale)

L’administration fiscale défend une interprétation restrictive des conventions. Selon elle, son obligation d’engager une procédure amiable est conditionnée à une initiative de sa part (une « mesure ») entraînant une imposition non conforme. Le fait que le contribuable dépose de lui-même des déclarations rectificatives pour se conformer à un redressement opéré à l’étranger ne constituerait pas un cas d'ouverture de la procédure, l'administration française n'étant pas à l'origine de l'imposition litigieuse en France.

IV. Problème de droit

L’administration fiscale peut-elle légalement refuser d’ouvrir une procédure amiable prévue par les conventions fiscales internationales au motif que la situation de double imposition alléguée ne résulte pas d’une mesure de redressement de sa part, mais de déclarations rectificatives spontanément souscrites par le contribuable à la suite d’une rectification opérée par un autre État contractant ?

V. Réponse du Tribunal administratif

Le Tribunal administratif annule la décision implicite de rejet de l’administration fiscale.
Il juge que l’interprétation de l’administration ajoute aux textes une condition qu’ils ne prévoient pas. En se fondant sur l'objet et le but des conventions, qui sont d'éliminer les doubles impositions, le Tribunal considère que l’existence d’une situation d’imposition non conforme à la convention suffit à enclencher l’obligation pour l’État d’examiner la demande d'ouverture de la procédure amiable, peu importe l'origine de cette situation (redressement ou déclaration spontanée consécutive à une action étrangère). Le refus de l’administration est donc entaché d’une erreur de droit.

Commentaire d'arrêt

Le jugement rendu par le Tribunal administratif de Paris le 3 novembre 2025 clarifie de manière bienvenue les conditions d'accès à la procédure amiable, mécanisme essentiel à la résolution des différends fiscaux internationaux. En censurant le refus de l'administration fiscale d'ouvrir une telle procédure au motif que la double imposition résultait de déclarations spontanées du contribuable, le juge administratif adopte une interprétation finaliste des conventions fiscales, privilégiant leur objectif d'élimination de la double imposition. Cette décision renforce la sécurité juridique des entreprises multinationales en précisant les conditions d'accès à ce mécanisme conventionnel (I), tout en réaffirmant la plénitude du contrôle du juge de l'excès de pouvoir sur les décisions de l'administration fiscale en la matière (II).

I. L’accès à la procédure amiable : une conception élargie par une interprétation finaliste des conventions

Le Tribunal écarte l'interprétation restrictive de l'administration fiscale en se fondant sur une lecture extensive des conditions d'ouverture de la procédure amiable (A), laquelle est confortée par les exigences du droit de l'Union européenne (B).

A. Le dépassement de la notion de « mesure administrative » comme condition d’ouverture

L’argumentation de l'administration fiscale reposait sur une lecture littérale du terme « mesure », qui la conduisait à n'envisager son obligation d'agir qu'en cas de procédure de redressement initiée par ses propres services. Le Tribunal, à l'inverse, se livre à une interprétation des conventions conformément à leur objet et à leur but, en ligne avec les principes directeurs de l'interprétation des traités internationaux (Conseil d'État, 8ème - 3ème chambres réunies, 19/12/2019, 428443, Inédit au recueil Lebon). L'objectif premier de l'article 25 de la convention franco-allemande, comme de mécanismes similaires, est d'éliminer la double imposition, et non de sanctionner une action de l'une ou l'autre administration.
En jugeant que la situation de double imposition, quelle que soit sa source (y compris une rectification spontanée par le contribuable pour se conformer à un contrôle étranger), suffit à justifier l'examen de la demande, le Tribunal donne son plein effet utile au dispositif. Refuser l'accès à la procédure amiable dans ce cas de figure reviendrait à placer le contribuable dans une situation inextricable, le pénalisant pour son comportement diligent. Cette solution pragmatique garantit que la procédure amiable reste un outil efficace et accessible.

B. Une solution confortée par le cadre juridique de l’Union Européenne

La décision s'inscrit également dans le contexte du droit de l'Union européenne, qui irrigue l'interprétation des conventions fiscales bilatérales conclues entre États membres (Conseil d'État, 3ème / 8ème SSR, 12/05/2015, 366421, Inédit au recueil Lebon, 36, 37). La convention européenne d’arbitrage 90/436/CEE, spécifiquement conçue pour les prix de transfert entre entreprises associées, prévoit un mécanisme contraignant visant à éliminer la double imposition économique. Subordonner son ouverture à une condition non expressément prévue par le texte porterait atteinte à son effectivité.
"En adoptant une lecture large des conditions d'accès, le Tribunal assure une application des conventions fiscales compatible avec les libertés fondamentales garanties par le droit de l'Union"
De plus, refuser l'accès à un mécanisme de résolution des différends pourrait, dans certaines circonstances, être analysé comme une restriction à la liberté d’établissement ou à la libre circulation des capitaux, en ce qu'il désavantage les opérations transfrontalières par rapport aux opérations purement nationales (Conseil d'État, 10ème chambre, 28/12/2018, 392589, Inédit au recueil Lebon, Conseil d'État, 10ème - 9ème chambres réunies, 27/11/2019, 405496). En adoptant une lecture large des conditions d'accès, le Tribunal assure une application des conventions fiscales compatible avec les libertés fondamentales garanties par le droit de l'Union.

II. Le contrôle du juge administratif : une sanction de l'excès de pouvoir de l'administration fiscale

Au-delà du fond du litige, ce jugement illustre le rôle du juge de l’excès de pouvoir comme garant de la légalité et rempart contre l'arbitraire administratif. Le juge exerce un contrôle rigoureux sur la qualification juridique des faits opérée par l’administration (A), limitant ainsi son pouvoir discrétionnaire en la matière (B).

A. La censure d’une erreur de droit dans l’interprétation des conventions

Le cœur de la censure réside dans la qualification d'« erreur de droit ». Le Tribunal administratif rappelle que l'administration fiscale ne peut, par voie d'interprétation, ajouter à une convention des conditions qu'elle ne comporte pas (Conseil d'Etat, Décision, 2024-07-08, 492382). En exigeant une « mesure administrative » formelle de sa part, l’administration a méconnu la portée des stipulations conventionnelles (Conseil d'Etat, Décision, 2021-11-15, 454105).
Le juge de l’excès de pouvoir se livre ici à un contrôle complet de l'interprétation des normes internationales par l'administration. Il s'assure que la décision de refus ne repose pas sur une lecture erronée du champ d'application de la procédure amiable. Ce contrôle est essentiel pour garantir que l'administration ne se dérobe pas à ses obligations conventionnelles par le biais d'une interprétation qui la favoriserait, et assure le respect de la hiérarchie des normes. Le juge se place ainsi en gardien de la bonne application des traités internationaux.

B. La limitation du pouvoir discrétionnaire de l’administration en matière de procédure amiable

Si l'ouverture d'une procédure amiable et la conduite des négociations relèvent en partie du pouvoir d'appréciation des autorités compétentes, ce jugement confirme que ce pouvoir n'est pas absolu. La décision d'engager ou non la procédure doit reposer sur des motifs de droit et de fait matériellement exacts et juridiquement fondés.
"le Tribunal signifie que l'opportunité d'ouvrir la procédure ne peut être écartée sur la base d'un motif juridiquement erroné"
En annulant le refus de l’administration, le Tribunal signifie que l'opportunité d'ouvrir la procédure ne peut être écartée sur la base d'un motif juridiquement erroné. Cette décision contraint l'administration à procéder à un examen substantiel de la demande du contribuable, dès lors que les conditions de recevabilité sont remplies. Elle renforce la prévisibilité pour les entreprises et garantit que l'accès à un mécanisme conventionnel de règlement des différends ne soit pas laissé à la seule discrétion de l'administration, mais soit encadré par le droit et contrôlé par le juge.

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