Entreprise en difficulté : arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 10 septembre 2025, pourvoi n°24-15.275

Entreprise en difficulté : arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 10 septembre 2025, pourvoi n°24-15.275
La Cour de cassation a rendu un arrêt le 10 septembre 2025, portant sur l'ouverture une procédure de liquidation judiciaire en raison d'une dette contractée antérieurement à l'activité professionnelle ouvrant droit à l'application des règles régissant les procédures collectives.

1. Rappel des faits

Un avocat, M. [A], a été condamné par une sentence arbitrale du 10 juin 2008 à payer une somme de 484 787,18 euros à son ancienne structure, la SCP [F][O][X]. Exerçant par la suite au sein d'une autre société, il s'inscrit en novembre 2022 à l'ordre des avocats pour un exercice à titre individuel, en sus de son activité en société. Le mois suivant, en décembre 2022, il déclare son état de cessation des paiements et un jugement prononce l'ouverture de sa liquidation judiciaire.

2. Étapes de la procédure et prétentions des parties

La SCP [F][O][X], créancière, a formé une tierce-opposition à l'encontre du jugement d'ouverture de la liquidation judiciaire. La cour d’appel de Paris, par un arrêt du 1er février 2024, a déclaré cette tierce-opposition mal fondée. La SCP s’est alors pourvue en cassation. Elle soutenait, dans la deuxième branche de son moyen, que l’ouverture d’une procédure de liquidation judiciaire au bénéfice d'une personne physique exerçant une activité professionnelle indépendante est conditionnée au fait qu'au moins une partie de son passif provienne de ladite activité individuelle. Elle reprochait ainsi à la cour d'appel de ne pas avoir vérifié ce point, alors que l’unique dette de M. [A] était antérieure à son inscription à titre individuel et que cette inscription avait pour seul but de bénéficier du régime des procédures collectives.

3. Thèse opposée à celle de la Cour de cassation

La thèse de la demanderesse au pourvoi (la SCP [F][O][X]) consistait à affirmer que l'éligibilité d'un professionnel libéral à une procédure collective est conditionnée par un lien de causalité entre son activité individuelle et le passif déclaré. Selon cette thèse, un avocat qui cumule un exercice en société et un exercice individuel ne peut être admis au bénéfice d'une liquidation judiciaire que si le juge s'assure que tout ou partie de son passif provient de son activité exercée à titre individuel.

4. Problème de droit

L'ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire au bénéfice d'un professionnel libéral exerçant à titre individuel est-elle subordonnée à la condition que son passif provienne, en tout ou partie, de cette activité individuelle ?

5. Réponse donnée par la Cour de cassation

La Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle juge qu'une procédure collective peut être ouverte en raison d'une dette contractée antérieurement à l'activité professionnelle qui ouvre droit à ce régime. Les seules conditions sont que, à la date d'ouverture de la procédure, le débiteur relève bien desdites règles (en l'espèce, en exerçant une activité professionnelle indépendante), et qu'il soit susceptible d'être poursuivi pour le règlement de cette dette. Par conséquent, la cour d'appel n'avait pas à établir que tout ou partie du passif du débiteur provenait de son activité exercée à titre individuel pour valider l'ouverture de la liquidation judiciaire (CA, paris, 1 février 2024, 23/11618)

Commentaire d'arrêt

Cet arrêt du 10 septembre 2025 offre une clarification importante sur les conditions d'éligibilité des professionnels libéraux aux procédures collectives. En confirmant qu'un avocat peut bénéficier d'une liquidation judiciaire pour une dette ancienne et sans lien avec son activité individuelle récente, la Cour de cassation consacre une conception extensive de l'accès à ce régime (I), s'inscrivant dans une logique de protection du débiteur qui n'est pas sans conséquence pour les créanciers (II).

I. La consécration d'une conception extensive de l'éligibilité aux procédures collectives

La Cour de cassation valide l'ouverture de la procédure en se fondant sur la seule qualité du débiteur au jour du jugement, indépendamment de l'origine de son passif (A), ce qui confirme la primauté de l'exercice individuel comme critère d'éligibilité (B).

A. L'indifférence de l'origine du passif, un principe réaffirmé

La Cour énonce clairement que la cour d'appel « n'avait pas à établir que tout ou partie du passif du débiteur provenait de son activité exercée à titre individuel » (CA, paris, 1 février 2024, 23/11618). Le critère déterminant n'est pas la cause de la dette, mais le statut du débiteur au moment où la procédure est ouverte.
"La Cour énonce clairement que la cour d'appel n'avait pas à établir que tout ou partie du passif du débiteur provenait de son activité exercée à titre individuel"
Conformément à l'article L. 640-2 du Code de commerce, est éligible « toute personne physique exerçant une activité professionnelle indépendante ». Le texte ne pose aucune condition relative à l'origine ou à l'antériorité des dettes. En l'espèce, peu importe que la créance de la SCP [F][O][X] date de 2008 ; ce qui compte, c'est qu'en décembre 2022, M. [A] exerçait à titre individuel et se trouvait donc dans le champ d'application de la loi.

B. La primauté de la qualité de professionnel indépendant comme critère d'éligibilité

L'arrêt met en lumière l'importance du mode d'exercice de la profession d'avocat. En tant que simple associé d'une SCP, M. [A] n'était pas personnellement éligible aux procédures collectives, son patrimoine n'étant pas considéré comme un patrimoine professionnel propre à ce titre. C'est son inscription à titre individuel en novembre 2022, autorisée par l'article 7 de la loi du 31 décembre 1971, qui lui a conféré la qualité de « personne physique exerçant une activité professionnelle indépendante » et lui a ouvert l'accès à la liquidation judiciaire.
La décision de la Cour de cassation valide ainsi la démarche de l'avocat, qui a modifié son mode d'exercice pour se rendre éligible à la procédure. La Cour se refuse à examiner les motivations de cette inscription, se contentant de vérifier que les conditions légales d'éligibilité étaient formellement réunies au jour du jugement d'ouverture.

II. Une solution en cohérence avec l'évolution du droit de l'entreprise individuelle

Cette décision, qui peut sembler favoriser le débiteur, s'inscrit dans le cadre du principe d'unicité du patrimoine pour les dettes antérieures à 2022 (A), et illustre les limites des recours ouverts au créancier dont la dette a servi de fondement à l'ouverture de la procédure (B).

A. L'application du principe d'unicité du patrimoine aux dettes antérieures

La solution repose implicitement sur le principe de l'unicité du patrimoine : avant la réforme de 2022, la personne physique ne disposait que d'un seul patrimoine répondant de l'ensemble de ses dettes, qu'elles soient professionnelles ou personnelles. La dette de 2008, étant antérieure à la loi du 14 février 2022 qui a instauré une séparation de plein droit entre patrimoines professionnel et personnel (Code de commerce - Article - L526-22), relevait de ce régime unitaire. Dès lors que M. [A] est devenu éligible aux procédures collectives, il était logique que l'ensemble de son passif, y compris cette dette ancienne, puisse être traité dans le cadre de la liquidation.
Même si la législation récente tend à scinder les patrimoines pour les nouvelles dettes (Code de commerce - Article - L681-2), l'arrêt démontre que pour les situations antérieures, l'éligibilité à une procédure collective entraîne une appréhension globale de la situation financière du débiteur, sans distinction selon l'origine de la dette.

B. Une protection du débiteur au détriment de l'efficacité du recours du créancier

En rejetant la tierce-opposition de la SCP, la Cour de cassation confirme que les arguments d'un créancier fondés sur l'origine de la dette sont inopérants pour contester l'ouverture d'une procédure collective. Le créancier se retrouve pris dans une procédure collective qui gèle ses poursuites individuelles et peut aboutir à l'effacement de sa créance, alors même que cette dernière est la cause principale de la procédure et n'a aucun lien avec l'activité qui a rendu le débiteur éligible.
"Cette décision illustre un arbitrage du législateur et de la jurisprudence en faveur du rebond de l'entrepreneur"
Cette décision illustre un arbitrage du législateur et de la jurisprudence en faveur du rebond de l'entrepreneur. En permettant au débiteur de bénéficier d'une procédure d'apurement de son passif global dès lors qu'il remplit les conditions de statut, le droit des procédures collectives privilégie le traitement de l'insolvabilité et la possibilité d'une "seconde chance", quitte à limiter les droits d'un créancier, même si sa position semble légitime au regard de l'historique de la dette.

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