Escroquerie : Arrêt de la Cour de cassation, chambre criminelle, 29 octobre 2025, n° 23-82.631

I. Rappel des faits
Un notaire, M. [S] [N], a fait l’objet d’une inspection qui a révélé des opérations suspectes. Une enquête a été ouverte, établissant que le notaire avait systématiquement facturé à ses clients des honoraires libres, sur le fondement de l’article 4 du décret n° 78-262 du 8 mars 1978, en plus des émoluments réglementés. Ces honoraires étaient réclamés pour des prestations qui, en réalité, relevaient déjà de sa mission normale et étaient donc déjà couvertes par les émoluments tarifés.
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
1. Poursuites et première instance : M. [N] a été renvoyé devant le tribunal correctionnel pour escroquerie aggravée, pour avoir, par abus de sa qualité de notaire, trompé ses clients et les avoir déterminés à lui remettre des fonds indus. Le tribunal l’a déclaré coupable.
2. Appel : Le prévenu et le ministère public ont interjeté appel. La cour d'appel d'Orléans, par un arrêt du 4 avril 2023, a confirmé la culpabilité et a condamné M. [N] à dix-huit mois d'emprisonnement avec sursis, 30 000 euros d'amende et cinq ans d'interdiction professionnelle.
3. Pourvoi en cassation : M. [N] a formé un pourvoi en cassation. Il soutenait principalement deux arguments :
• Violation du principe de prévisibilité de la loi pénale (art. 7 CEDH) : Il arguait que la distinction entre les émoluments tarifés et les honoraires libres de l'article 4 du décret de 1978 était trop "délicate", imprécise et imprévisible pour fonder une condamnation pénale.
• Absence d’élément intentionnel : Il affirmait que sa pratique était conforme à un usage de la profession et que la complexité des textes excluait toute volonté délictuelle, une simple erreur d'interprétation ne pouvant caractériser une intention frauduleuse.
III. Présentation de la thèse opposée
La thèse du demandeur au pourvoi (M. [N]) était que la complexité et le manque de clarté de la réglementation tarifaire notariale, notamment la frontière floue entre les prestations couvertes par les émoluments et celles pouvant donner lieu à des honoraires libres, rendaient la loi pénale imprévisible. Par conséquent, une condamnation pour escroquerie sur ce fondement violerait le principe de légalité des délits et des peines (Art. 7 CEDH, art. 111-3 et 111-4 C. pén.). Il soutenait également que, dans ce contexte d'incertitude, l'élément intentionnel du délit ne pouvait être établi, ses agissements relevant au plus d'une erreur d'interprétation.
IV. Problèmes de droit
L'application de la qualification pénale d'escroquerie à un notaire qui facture systématiquement des honoraires pour des prestations déjà rémunérées par des émoluments réglementés méconnaît-elle le principe de prévisibilité de la loi pénale, au motif que la réglementation tarifaire serait complexe et imprécise ?
Par ailleurs, l'élément intentionnel de l'escroquerie peut-il être caractérisé par le caractère systématique de cette pratique et par le fait que le professionnel a ignoré les avertissements répétés de ses instances ordinales ?
V. Réponse donnée par la Cour
La Cour de cassation rejette le pourvoi et répond en deux temps :
1. Sur la prévisibilité de la loi : La Cour juge que le caractère prévisible du délit d'escroquerie (art. 313-1 C. pén.) n'est pas altéré par son application à la facturation abusive d'un notaire. Elle estime que l'articulation entre le droit pénal et la réglementation professionnelle (décret de 1978) permettait au prévenu, en sa qualité de "professionnel qui doit faire preuve d'une grande prudence", de prévoir, à un degré raisonnable et en s'entourant au besoin de conseils, les conséquences pénales de ses actes.
2. Sur l'élément intentionnel : La Cour valide le raisonnement de la cour d'appel qui a caractérisé l'intention frauduleuse. Elle relève que le notaire avait eu recours de "façon systématique" à une facturation illicite, "en toute connaissance de cause" puisqu'il avait été "averti à plusieurs reprises par les instances professionnelles de cette dérive" et avait malgré tout poursuivi cette pratique. Ces éléments suffisent à établir qu'il a "sciemment abusé de sa qualité de notaire pour obtenir des paiements indus".
Commentaire d'arrêt
Cet arrêt de la chambre criminelle du 29 octobre 2025 vient préciser les contours de l'escroquerie par abus de qualité vraie lorsqu'elle est commise par un officier public, en l'espèce un notaire, dans le cadre de sa rémunération. En rejetant le pourvoi, la Cour de cassation confirme qu'une facturation abusive, même fondée sur l'interprétation d'une réglementation complexe, peut basculer du champ disciplinaire au champ pénal. La solution s’articule autour de deux axes principaux : la consolidation de la qualification pénale des manquements tarifaires (I) et le rappel des exigences de prudence imposées aux professionnels du droit face à la loi pénale (II).
I. La consolidation de la qualification d'escroquerie pour les abus de facturation d'un notaire
La Cour de cassation confirme ici que la facturation indue d'honoraires par un notaire ne relève pas seulement de la faute professionnelle, mais peut constituer une escroquerie aggravée, en caractérisant tant son élément matériel (A) que son élément intentionnel (B).
A. L'abus de la qualité vraie de notaire, élément matériel de la tromperie
L'escroquerie est constituée, entre autres, par "l'abus d'une qualité vraie" pour tromper la victime (Code pénal - Article - 313-1). Dans cette affaire, la Cour valide l'analyse des juges du fond qui ont retenu que le prévenu avait agi "par abus de sa vraie qualité de notaire". Le statut d'officier public confère au notaire une autorité et une confiance particulières de la part de ses clients, qui sont peu enclins à contester sa facturation. En utilisant cette confiance pour percevoir des sommes indues, le notaire détourne sa qualité de son objet légitime.
Le délit est aggravé lorsque l'auteur est une personne dépositaire de l'autorité publique agissant dans l'exercice de ses fonctions (Code pénal - Article - 313-2). Le fait de facturer illicitement constitue bien un acte accompli "à l'occasion de l'exercice de ses fonctions". Ainsi, la tromperie ne réside pas dans une manœuvre complexe, mais dans l'abus même de ce statut, qui donne une apparence de légitimité à une facturation en réalité frauduleuse. Cet arrêt illustre parfaitement la bascule de la faute déontologique (CA, paris, 15 mars 2023, 22/13920) ou civile (CA, paris, 28 novembre 2023, 22/03762) vers l'infraction pénale, dès lors que l'abus de qualité est utilisé comme un moyen de tromperie pour obtenir une remise de fonds.
B. La caractérisation de l'élément intentionnel par des indices objectifs
Le second apport de l'arrêt réside dans la méthode de caractérisation de l'élément intentionnel. Le prévenu invoquait la complexité de la réglementation pour nier toute intention frauduleuse. La Cour de cassation balaye cet argument en s'appuyant sur des éléments de fait objectifs retenus par les juges du fond.
"Cette solution rappelle que si l'intention est une condition essentielle de l'escroquerie, elle peut être déduite d'un faisceau d'indices concordants, rendant inopérante la défense fondée sur une prétendue erreur de droit"
Premièrement, le caractère "systématique" de la pratique abusive écarte la thèse de l'erreur ponctuelle. Deuxièmement, et de manière décisive, le fait que le notaire ait été "averti à plusieurs reprises par les instances professionnelles de cette dérive" démontre sa "connaissance de cause". En persistant dans sa pratique malgré ces alertes, le prévenu a manifesté sa volonté délibérée de contourner la loi pour "compenser une insuffisance de rémunération". La Cour estime donc que le prévenu a "sciemment abusé de sa qualité" (Tribunal Judiciaire, 2025-06-06, 24/05933). Cette solution rappelle que si l'intention est une condition essentielle de l'escroquerie (Code pénal - Article - 313-1), elle peut être déduite d'un faisceau d'indices concordants, rendant inopérante la défense fondée sur une prétendue erreur de droit.
II. Le rejet de l'imprévisibilité de la loi pénale pour le professionnel du droit
Au-delà de la qualification de l'infraction, la Cour de cassation se prononce sur l'application du principe de prévisibilité de la loi pénale (art. 7 CEDH) à un professionnel réglementé, en affirmant la pleine applicabilité de la loi pénale (A) et en consacrant une obligation de prudence renforcée (B).
A. La pleine applicabilité de la loi pénale malgré la complexité d'une norme extra-pénale
Le moyen principal du pourvoi reposait sur le caractère prétendument imprévisible de la sanction pénale, du fait de l'imprécision de la réglementation tarifaire (décret de 1978). La Cour de cassation rejette fermement cette thèse. Elle juge que la définition de l'escroquerie dans le Code pénal est, en elle-même, claire et prévisible. Son application à des faits impliquant une autre norme, même complexe, n'altère pas cette prévisibilité.
Cette solution s'inscrit dans une conception stricte du principe de légalité (Code pénal - Article - 111-3, Code pénal - Article - 111-4). La complexité d'une réglementation technique ou professionnelle ne saurait servir de "bouclier" contre l'application de la loi pénale générale. En jugeant que "l'articulation des dispositions précitées, de nature pénale et non pénale" était suffisamment intelligible, la Cour rappelle que le juge pénal est compétent pour interpréter les actes administratifs nécessaires à la solution du procès (Code pénal - Article - 111-5). La prévisibilité de la loi n'impose pas que chaque situation factuelle soit explicitement décrite, mais que la norme soit suffisamment claire pour permettre au justiciable d'adapter son comportement.
B. Une obligation de prudence renforcée pour l'officier public
La Cour de cassation justifie sa position en soulignant que le prévenu est un "professionnel qui doit faire preuve d'une grande prudence dans l'exercice de son métier". Elle ajoute qu'il lui était loisible de "s'entourer au besoin de conseils éclairés" pour comprendre la portée de ses obligations. Ce faisant, elle place le professionnel du droit face à une obligation de vigilance accrue.
"La Cour de cassation justifie sa position en soulignant que le prévenu est un "professionnel qui doit faire preuve d'une grande prudence dans l'exercice de son métier" "
Cette exigence est d'autant plus forte pour un notaire, officier public, dont la mission repose sur la sécurité juridique et la probité (Code de commerce - Article - A821-54). On ne peut attendre du justiciable ordinaire qu'il maîtrise les subtilités du tarif notarial, mais on l'attend du notaire lui-même. En cas de doute, il lui appartient de solliciter un avis ou d'adopter l'interprétation la plus prudente, et non la plus profitable. Cet arrêt constitue donc un avertissement sévère : l'ignorance, même feinte, de la réglementation professionnelle ne protège pas de la sanction pénale, et la qualité de juriste, loin d'être une excuse, devient une circonstance qui renforce le devoir de prévoir et d'éviter l'infraction.