Liquidation judiciaire : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 10 décembre 2025, n° 24-17.194

I. Rappel des faits
À la suite d’un incendie, des travaux de reprise ont été réalisés sur un immeuble. Ces travaux ont été à l'origine de nouveaux désordres, conduisant à la prise d'un arrêté de péril. Les victimes des désordres ont recherché la responsabilité de plusieurs intervenants (bailleurs, maître d’œuvre, entreprises et leurs assureurs respectifs). Au cours de la procédure, l'une des entreprises coresponsables a été placée en liquidation judiciaire.
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
Les maîtres d'ouvrage ont assigné les différents intervenants et leurs assureurs en réparation de leurs préjudices.
La cour d'appel a retenu la responsabilité in solidum de plusieurs parties, dont l’entreprise placée en liquidation judiciaire. En conséquence, elle a condamné cette dernière, in solidum avec les autres coresponsables, à payer une somme d'argent à titre de dommages-intérêts.
Un pourvoi en cassation a été formé, notamment par le liquidateur de la société en procédure collective, reprochant à la cour d'appel d’avoir prononcé une condamnation au paiement, en violation des règles du droit des procédures collectives.
III. Thèse opposée à celle de la Cour de cassation
La cour d'appel a estimé qu'elle pouvait condamner une société en liquidation judiciaire au paiement d'une somme d'argent, dès lors que cette condamnation était prononcée in solidum avec d'autres débiteurs solvables. Cette approche traite la société en liquidation comme un débiteur de droit commun dans le cadre de l'obligation in solidum, sans appliquer le régime spécifique imposé par l'ouverture de la procédure collective.
IV. Problème de droit
Une juridiction du fond, saisie d’une action en responsabilité, peut-elle condamner une société en liquidation judiciaire au paiement d'une somme d'argent, même in solidum avec d'autres coobligés, ou doit-elle se limiter à constater la créance et à en fixer le montant au passif de la procédure ?
V. Réponse de la Cour de cassation
La Cour de cassation répond par la négative et casse et annule partiellement l'arrêt d'appel.
Visa : La cassation est prononcée au visa des articles L. 622-21 et L. 622-22 du Code de commerce.
Solution : La Cour de cassation rappelle que le jugement d'ouverture d'une procédure collective interrompt ou interdit toute action en justice tendant à la condamnation du débiteur au paiement d'une somme d'argent. Les instances en cours ne peuvent être reprises qu'en vue de la constatation des créances et de la fixation de leur montant. Par conséquent, une cour d'appel ne peut condamner une société en liquidation judiciaire au paiement d'une somme d'argent ; elle doit se borner à fixer la créance au passif de la procédure.
La Cour de cassation, faisant application de l'article L. 411-3, alinéa 2, du Code de l'organisation judiciaire, statue au fond sans renvoi et fixe elle-même la créance au passif de la liquidation judiciaire de la société concernée.
Commentaire d'arrêt
Cet arrêt du 10 décembre 2025 offre une illustration pédagogique de l'articulation impérative entre le droit commun de la responsabilité et le droit spécial des procédures collectives. En censurant une cour d’appel pour avoir prononcé une condamnation au paiement à l’encontre d’une société en liquidation, la chambre commerciale réaffirme avec force la primauté des règles d'ordre public régissant l'insolvabilité (I). Pour autant, cette sanction procédurale ne remet pas en cause les mécanismes de la solidarité passive, dont les effets se trouvent simplement adaptés au contexte de l'insolvabilité d'un des codébiteurs (II).
I. La sanction de la confusion des régimes : la primauté des règles de la procédure collective
La cassation prononcée est avant tout un rappel à l'ordre sur la discipline procédurale à observer dès lors qu'un débiteur est en liquidation judiciaire. La Cour de cassation réaffirme le caractère impératif de l'arrêt des poursuites individuelles (A) et use de ses prérogatives pour corriger directement l'erreur de droit, sans alourdir la procédure (B).
A. L'intangibilité du principe d'interdiction des condamnations au paiement
La solution est fondée sur les articles L. 622-21 et L. 622-22 du Code de commerce, qui posent le principe d'ordre public de l'arrêt des poursuites individuelles tendant au paiement d'une créance antérieure au jugement d'ouverture (CA, Paris, arret, 2025-09-19, 21/11951). Toute action engagée contre le débiteur ne peut avoir pour finalité que la constatation de la créance et la fixation de son montant en vue de sa déclaration au passif (CA, Versailles, arret, 2025-11-04, 25/01598 ; Tribunal Juridiciaire, 2025-09-09, 23/01599).
"Toute action engagée contre le débiteur ne peut avoir pour finalité que la constatation de la créance et la fixation de son montant en vue de sa déclaration au passif"
En l'espèce, la cour d’appel, en prononçant une condamnation au paiement, a méconnu cette règle fondamentale. Une telle décision, si elle était maintenue, conférerait au créancier un titre exécutoire l'autorisant à engager des voies d'exécution, ce qui est précisément ce que la procédure collective vise à paralyser pour assurer un traitement égalitaire des créanciers. L'arrêt réaffirme donc que le statut de débiteur en liquidation judiciaire prime sur sa qualité de coobligé in solidum. La seule voie offerte au créancier à l'encontre de ce débiteur est la fixation de sa créance au passif (CA, Paris, 2 mars 2011, 07/06132 ; Tribunal Judiciaire, 2025-03-03, 19/01116).
B. L'office du juge de cassation : une cassation sans renvoi au service de l'efficacité
En choisissant de casser sans renvoyer, en application de l'article L. 411-3 du Code de l'organisation judiciaire, la Cour de cassation fait preuve de pragmatisme. Cette technique est employée lorsque la cassation n'implique plus qu'il soit statué sur le fond par une autre juridiction, notamment parce que les faits sont souverainement établis et que seule l'application d'une règle de droit est en jeu (Code de procédure civile - Article - 627).
Ici, l'erreur de la cour d'appel était une erreur de pur droit : substituer une "fixation au passif" à une "condamnation au paiement". Il n'y avait aucun point de fait à réexaminer. En statuant elle-même au fond pour procéder à cette fixation, la Cour met fin au litige sur ce point, évitant ainsi aux parties les délais et les coûts d'une nouvelle procédure devant une cour d'appel de renvoi. Cette décision illustre l'office normatif et régulateur de la Cour, qui non seulement censure une erreur, mais rétablit immédiatement une situation juridique conforme au droit.
II. L'articulation des régimes : la portée intacte de la solidarité passive
Si la cassation est nette sur le plan procédural, elle est partielle. Elle ne remet en cause ni le principe de la responsabilité in solidum, ni son montant. La solution préserve ainsi la fonction de garantie de la solidarité pour le créancier (A), tout en reportant la charge de l'insolvabilité d'un débiteur sur ses coobligés dans le cadre de leurs recours contributoires (B).
A. La survie de l'obligation in solidum comme garantie pour le créancier
L'arrêt ne remet pas en cause la condamnation in solidum des autres coobligés solvables. Le créancier conserve donc le droit de réclamer la totalité de l'indemnité à n'importe lequel d'entre eux, à charge pour celui qui a payé d'exercer ensuite ses recours (Cour de cassation, arret, 1980-03-25, 78-16.619). La mise en liquidation judiciaire d'un des responsables n'affecte pas l'étendue de l'obligation des autres vis-à-vis de la victime.
"L'arrêt ne remet pas en cause la condamnation in solidum des autres coobligés solvables"
La décision de fixer la créance au passif de la société en liquidation (CA, Douai, 16 mars 2023, 21/04116) et de maintenir la condamnation au paiement pour les autres est la seule articulation cohérente des deux régimes. Elle permet de respecter à la fois les règles de la procédure collective et la finalité de l'obligation in solidum, qui est de garantir au créancier une réparation intégrale et effective de son préjudice.
B. L'impact de l'insolvabilité sur la contribution à la dette entre coobligés
C'est dans les rapports entre les coobligés que les conséquences de la liquidation judiciaire se font le plus sentir. Le coobligé solvable qui aura payé l'intégralité de la dette disposera d'un recours contre la société en liquidation pour la part de celle-ci, déterminée en fonction de la gravité de ses fautes (Tribunal Judiciaire, 2025-04-04, 19/04639 ; CA, Pau, 27 juin 2023, 21/00973).
Toutefois, ce recours ne sera pas une action en paiement direct, mais une simple créance à produire au passif de la liquidation. Le coobligé "solvens" deviendra un créancier chirographaire comme les autres et ne percevra, au mieux, qu'un dividende au terme des opérations de liquidation. La perte résultant de l'insolvabilité du débiteur en procédure collective est ainsi, en pratique, supportée par les autres coobligés solvables, conformément au principe selon lequel l'insolvabilité de l'un se répartit entre les autres (CA, Poitiers, 7 mai 2024, 23/02254). L'arrêt, en appliquant rigoureusement les règles de l'insolvabilité, confirme que le mécanisme de la solidarité déplace le risque de l'insolvabilité du créancier vers les codébiteurs.