Majorité dans les SARL : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 5 novembre 2025, n° 23-10.763

I. Rappel des faits
Une société à responsabilité limitée (SARL), nommée Iviflo, a été constituée en 2007 par deux associés : M. [E], détenant 60 % des parts, et M. [X], en détenant 40 %.
Lors d’une assemblée générale extraordinaire tenue le 24 juin 2020, une résolution visant à augmenter le capital social en numéraire a été adoptée à la majorité de 60 % des voix, correspondant aux parts de l’associé majoritaire. L’associé minoritaire, M. [X], a voté contre cette résolution.
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
L'associé minoritaire, M. [X], a assigné la société Iviflo et l'associé majoritaire, M. [E], afin de faire annuler les résolutions adoptées lors de l'assemblée générale du 24 juin 2020.
La cour d'appel de Paris, par un arrêt du 17 novembre 2022, a fait droit à sa demande et a prononcé la nullité desdites résolutions.
En réponse, la société Iviflo, son administrateur judiciaire (la société étant entre-temps placée en redressement judiciaire) et M. [E] ont formé deux pourvois en cassation. Ils soutenaient, d’une part, que la clause des statuts prévoyant une majorité de 50 % pour l'augmentation de capital était licite, l'article L. 223-30 du code de commerce n'interdisant pas un aménagement à la baisse de la majorité légale. D’autre part, ils prétendaient que la sanction de nullité, introduite par la loi du 19 juillet 2019, ne pouvait s'appliquer à des résolutions prises en vertu de statuts établis en 2007, en raison du principe de non-rétroactivité des lois.
III. Présentation des thèses opposées
Les demandeurs au pourvoi (la société Iviflo et l'associé majoritaire) soutenaient que la cour d’appel avait violé la loi. Selon eux, l'article L. 223-30 du code de commerce, dans sa version applicable aux SARL constituées après 2005, fixe une majorité des deux tiers mais n'interdit pas expressément aux statuts de prévoir une majorité moins élevée. La clause statutaire fixant la majorité à "la moitié des parts sociales" était donc valable, et la résolution adoptée à 60 % était régulière.
Ils avançaient également que la sanction de la nullité, ajoutée à l'article L. 223-30 par une loi de 2019, ne pouvait s'appliquer aux effets d'un contrat de société (les statuts) conclu en 2007. L'application de cette sanction à une délibération de 2020 violerait ainsi l'article 2 du code civil sur la non-rétroactivité de la loi.
III. Problèmes de droit
1. Une clause statutaire d'une SARL constituée après 2005 peut-elle prévoir, pour une augmentation de capital, une majorité inférieure au seuil légal des deux tiers fixé par l'article L. 223-30 du code de commerce ?
2. La sanction de la nullité, introduite par la loi n° 2019-744 du 19 juillet 2019 pour violation des règles de majorité, s'applique-t-elle à une décision sociale prise après son entrée en vigueur, bien que la société ait été constituée et ses statuts rédigés sous l'empire d'une loi antérieure qui ne prévoyait pas cette sanction ?
IV. Réponse donnée par la Cour
La Cour de cassation rejette les pourvois, confirmant la décision de la cour d’appel.
1. Sur le premier point, elle énonce que pour les SARL constituées après la loi du 2 août 2005, l'article L. 223-30 du code de commerce impose une majorité des deux tiers des parts pour les modifications statutaires. Les statuts peuvent prévoir une majorité plus élevée, mais pas inférieure. Par conséquent, une clause statutaire fixant une majorité à "la moitié des parts sociales" est illicite et la résolution adoptée sur ce fondement, avec une majorité de 60 % (inférieure aux deux tiers), est intervenue en méconnaissance des dispositions impératives du texte.
2. Sur le second point, la Cour juge que la disposition de la loi de 2019 introduisant la sanction de nullité a "pour objet et pour effet de régir les effets légaux du contrat de société". À ce titre, elle est d'application immédiate aux décisions sociales prises à compter de son entrée en vigueur, "peu important la date de constitution de la société". La résolution ayant été prise en 2020, la sanction de nullité était donc applicable.
Commentaire d'arrêt
L’arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 5 novembre 2025 apporte une double clarification essentielle en droit des sociétés, d'une part sur le caractère impératif des règles de majorité dans les SARL et, d'autre part, sur l'application dans le temps des lois nouvelles sanctionnatrices. En validant l’annulation d’une augmentation de capital décidée en violation du seuil légal, la Cour réaffirme avec force la primauté des dispositions légales sur la volonté statutaire lorsque celles-ci visent à protéger les associés.
Il convient donc d’étudier la confirmation du caractère d'ordre public des règles de majorité applicables aux modifications statutaires (I), avant d'analyser la portée de l'application immédiate de la sanction de nullité aux contrats de société en cours (II).
I. La confirmation du caractère d'ordre public de la majorité qualifiée dans les SARL
La Cour de cassation, en rejetant l'argumentation des demandeurs au pourvoi, consacre le caractère impératif du seuil de majorité des deux tiers (A) et confirme que sa violation est sanctionnée par la nullité de la délibération (B).
A. Le rejet de tout assouplissement statutaire du seuil de majorité légal
La première question tranchée par l'arrêt est celle de la marge de manœuvre laissée aux rédacteurs de statuts face aux dispositions de l'article L. 223-30 du code de commerce. Pour les SARL créées après le 2 août 2005, ce texte prévoit que les modifications statutaires sont décidées à "la majorité des deux tiers des parts détenues" et que les statuts peuvent prévoir une "majorité plus élevée".
Les demandeurs au pourvoi tentaient une lecture *a contrario*, arguant que si la loi permet d'alourdir la majorité, elle n'interdit pas explicitement de l'alléger. La Cour de cassation balaie cette interprétation en jugeant "à bon droit" que la cour d'appel a retenu le caractère illicite de la clause statutaire prévoyant une majorité de 50 %. Ce faisant, elle interprète le seuil des deux tiers comme un plancher impératif, une règle d'ordre public de protection, et non un simple standard supplétif. Toute clause visant à y déroger en l'abaissant est donc illicite (CA, paris, 10 novembre 2022, 21/13509). Cette solution est logique : permettre un abaissement statutaire viderait de sa substance la protection accordée par le législateur à l'associé minoritaire contre des décisions aussi structurantes qu'une augmentation de capital, susceptible de diluer ses droits.
B. La nullité, sanction logique de la violation d'une règle impérative
La conséquence de l'illicéité de la clause est la nullité de la délibération prise sur son fondement. En adoptant la résolution avec 60 % des voix, soit moins que les 66,66 % requis, l'assemblée générale a méconnu une disposition impérative du livre II du Code de commerce. En vertu de l'article 1844-10 du Code civil, une telle violation est une cause de nullité des décisions sociales.
"le non-respect d'un seuil de majorité légal n'est pas une simple irrégularité de forme, mais une violation de fond qui justifie la sanction la plus sévère : l'anéantissement de l'acte"
La loi n° 2019-744 du 19 juillet 2019 a d'ailleurs renforcé cette logique en ajoutant un alinéa spécifique à l'article L. 223-30, prévoyant que les décisions prises en violation de ses dispositions "peuvent être annulées à la demande de tout intéressé". L’arrêt en fait une application directe et sans équivoque, confirmant que le non-respect d'un seuil de majorité légal n'est pas une simple irrégularité de forme, mais une violation de fond qui justifie la sanction la plus sévère : l'anéantissement de l'acte.
II. La consécration de l'application immédiate de la sanction de nullité
Au-delà de la règle de fond, l'apport majeur de cet arrêt réside dans sa position sur l'application de la loi dans le temps (A), laquelle renforce considérablement la protection des associés minoritaires (B).
A. L'effet immédiat de la loi nouvelle régissant les effets légaux du contrat de société
Le second argument des demandeurs, fondé sur la non-rétroactivité de la loi (Article 2 du Code civil), était plus subtil. Ils soutenaient que la sanction de nullité, introduite en 2019, ne pouvait affecter un contrat de société conclu en 2007. La Cour de cassation écarte cet argument en s'appuyant sur la théorie des effets légaux du contrat.
Elle juge que la disposition de 2019, en ce qu'elle organise la sanction de la violation des règles de fonctionnement de la société, a "pour objet et pour effet de régir les effets légaux du contrat de société" (CA, paris, 10 novembre 2022, 21/13509). En conséquence, elle est d'application immédiate et s'applique aux situations nées après son entrée en vigueur, c'est-à-dire aux décisions collectives prises après le 21 juillet 2019. La date de constitution de la société ou de rédaction des statuts devient indifférente. Cette solution classique permet d'unifier le régime juridique applicable au fonctionnement de toutes les sociétés, sans créer de distinction entre celles constituées avant ou après la loi nouvelle. Elle est justifiée par la nature institutionnelle de la société, dont le fonctionnement doit être conforme aux exigences d'ordre public en vigueur.
B. Une protection renforcée et unifiée des associés minoritaires
En pratique, cette décision a une portée considérable. Elle rend la sanction de nullité effective pour l'ensemble des SARL existantes, et non pour les seules sociétés qui seraient constituées après 2019. L’associé minoritaire, M. [X], a ainsi pu se prévaloir d'une arme juridique (l'action en nullité) qui n'existait pas explicitement dans la loi au moment de la création de la société.
"La Cour de cassation rend la sanction de nullité effective pour l'ensemble des SARL existantes, et non pour les seules sociétés qui seraient constituées après 2019"
La Cour de cassation assure ainsi une protection homogène et immédiate des droits des associés. Elle prévient les manœuvres de l'associé majoritaire qui, en s'appuyant sur une clause statutaire illicite mais non sanctionnée par la nullité au moment de sa rédaction, aurait pu imposer une décision dilutive. L'arrêt envoie donc un signal clair : les règles impératives de fonctionnement des sociétés, et les sanctions qui y sont attachées, sont d'effet immédiat et visent à garantir l'équilibre des pouvoirs et la protection des droits de tous les associés, quel que soit l'historique de la société.