Mandat apparent et groupe de sociétés : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 17 décembre 2025, n° 24-11.298

I. Rappel des faits
En 2011, la SARL Laturne a confié la réalisation d’études et de travaux à une filiale de la société Building. Le 19 novembre 2012, les parties ont conclu une convention prévoyant le versement d’un intéressement au profit de la société Building, calculé en pourcentage sur le résultat d'une opération. En 2016, la structure de l’actionnariat de la SARL Laturne a été modifiée.
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
La société Building a assigné les sociétés Laturne (France) et Laturne (Luxembourg) en paiement de l’intéressement prévu par la convention de 2012.
En défense, les sociétés Laturne ont opposé plusieurs arguments :
- Le défaut d’intérêt à agir de la société Building ;
- La nullité de la convention d’intéressement pour absence de cause ;
- L’absence de mandat apparent engageant les sociétés Laturne.
Par un arrêt du 23 novembre 2023, la cour d’appel de Lyon a rejeté l’ensemble des moyens soulevés par les sociétés Laturne et les a condamnées au paiement. Celles-ci ont alors formé un pourvoi en cassation.
III. Présentation de la thèse opposée à celle de la Cour de cassation
Les sociétés demanderesses au pourvoi (Laturne) soutenaient que l’arrêt de la cour d’appel de Lyon devait être cassé. Elles fondaient leur argumentation sur trois points principaux : l'action de la société Building était irrecevable pour défaut d’intérêt à agir ; la convention d’intéressement était nulle en raison d’une absence de cause au sens de l’ancien article 1131 du Code civil ; enfin, les sociétés Laturne ne pouvaient être engagées sur le fondement d’un mandat apparent, les conditions de celui-ci n’étant pas réunies.
IV. Problème de droit
Une société peut-elle refuser d’exécuter une convention d’intéressement en invoquant l’absence de pouvoir du signataire, la nullité de l’acte pour absence de cause, ou le défaut d’intérêt à agir du créancier, alors qu’une cour d’appel a jugé ces conditions remplies ?
V. Réponse donnée par la Cour de cassation
La Cour de cassation rejette le pourvoi formé par les sociétés Laturne. Par cet arrêt de rejet, elle valide la décision de la cour d’appel de Lyon qui avait écarté les arguments des sociétés Laturne et confirmé la validité et la force exécutoire de la convention d’intéressement.
Commentaire d'arrêt
L’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 17 décembre 2025 s’inscrit dans le cadre classique du droit des obligations appliqué aux contrats d’affaires. En rejetant le pourvoi des sociétés Laturne, la haute juridiction valide l’analyse des juges du fond relative à la force obligatoire d’une convention d’intéressement contestée sur les terrains du mandat, de la cause et de l’intérêt à agir. Cette décision est l’occasion de rappeler la stabilité de certains principes contractuels fondamentaux (I), tout en soulignant les implications pratiques de leur mise en œuvre pour la sécurité des relations commerciales (II).
I. La confirmation des principes fondamentaux du droit des contrats
Le rejet du pourvoi par la Cour de cassation repose sur la validation de l’application, par les juges du fond, de principes établis en matière de représentation et de validité des contrats. La décision confirme ainsi l’application classique de la théorie du mandat apparent (A) et réaffirme l’exigence d’une cause à l’obligation contractuelle (B).
A. La consolidation de la théorie du mandat apparent
Les sociétés Laturne contestaient être engagées par la convention au motif que le signataire n’avait pas le pouvoir de les représenter. En rejetant ce moyen, la Cour de cassation approuve implicitement la cour d’appel d’avoir retenu l’existence d’un mandat apparent. La jurisprudence constante rappelle que le mandant peut être engagé si la croyance du tiers dans les pouvoirs du mandataire était légitime, cette légitimité supposant que "les circonstances autorisaient le tiers à ne pas vérifier les limites exactes de ces pouvoirs" (Cour de cassation - 27 octobre 2016 - 15-25.256).
"La jurisprudence constante rappelle que le mandant peut être engagé si la croyance du tiers dans les pouvoirs du mandataire était légitime"
L’appréciation de cette croyance légitime relève du pouvoir souverain des juges du fond (Cour de cassation - 06 mai 2014 - 12-28.409). Cependant, cette appréciation n’est pas sans limites. La croyance du tiers peut être jugée illégitime si des "circonstances dolosives" ou des anomalies auraient dû l’inciter à plus de prudence et à vérifier les pouvoirs réels de son interlocuteur (CA, Poitiers, arret, 2025-04-01, 23/01266). En l’espèce, en validant la décision des juges du fond, la Cour de cassation considère que la société Building pouvait légitimement croire que le signataire de la convention de 2012 avait le pouvoir d'engager les sociétés Laturne.
B. Le maintien de l’exigence de cause dans la convention
Les sociétés Laturne invoquaient également la nullité de la convention pour absence de cause, sur le fondement de l'ancien article 1131 du Code civil applicable aux contrats conclus avant le 1er octobre 2016. En rejetant le pourvoi, la Cour de cassation confirme que la convention n'était pas dépourvue de cause, validant l'analyse des juges du fond qui avaient reconnu une contrepartie à l'engagement des sociétés Laturne.
Bien que les documents fournis ne détaillent pas la contrepartie en l'espèce, la jurisprudence montre que les juges du fond apprécient concrètement l'existence de la cause. Dans une affaire de cautionnement, un tribunal a par exemple écarté l'argument de l'absence de cause pour refuser d'annuler l'engagement (Tribunal de commerce, 2025-10-27, 2024F00467). De même, en matière de rémunération variable, le respect des engagements contractuels est primordial dès lors qu'une contrepartie effective existe (CA, Paris, 15 novembre 2023, 21/07839). L'arrêt commenté s'inscrit dans cette lignée en refusant de sanctionner par la nullité une convention d'intéressement jugée causée par les juges du fond.
II. Les implications de la décision pour la sécurité des relations d'affaires
Au-delà de la simple application de principes connus, cet arrêt de rejet a des conséquences pratiques importantes pour les opérateurs économiques. Il réaffirme une conception large de l’intérêt à agir du créancier (A) et incite, par ricochet, les entreprises à une plus grande vigilance dans la formalisation de leurs engagements (B).
A. Une conception extensive de l’intérêt à agir du créancier
L’un des arguments des sociétés Laturne était le défaut d’intérêt à agir de la société Building. En confirmant la décision d’appel qui a écarté ce moyen, la Cour de cassation entérine une approche pragmatique de cette condition de recevabilité. L'intérêt à agir, défini par l'article 31 du Code de procédure civile, est apprécié souplement par les juges du fond, notamment lorsqu'une partie cherche à obtenir l'exécution d'une créance.
"L'arrêt renforce la position du créancier qui, se prévalant d’un contrat, dispose en principe de l’intérêt légitime à en réclamer l’exécution"
Par exemple, la cour d'appel d'Aix-en-Provence a jugé qu'un demandeur agissant en paiement de salaires ne pouvait se voir opposer une absence d'intérêt à agir au motif que sa demande conduirait à une double rémunération potentiellement illicite, considérant que l'appréciation du bien-fondé de la demande relevait du fond du droit et non de la recevabilité (CA, Aix-en-Provence, arret, 2025-01-24, 21/06217). L'arrêt du 17 décembre 2025, en validant le rejet de ce moyen de procédure, renforce la position du créancier qui, se prévalant d’un contrat, dispose en principe de l’intérêt légitime à en réclamer l’exécution.
B. Un appel à la vigilance dans la formalisation des engagements
Cet arrêt constitue un avertissement pour les entreprises. En donnant plein effet à une convention signée dans des conditions de représentation contestées, il rappelle que la théorie du mandat apparent joue en faveur du tiers de bonne foi et peut engager une société au-delà de la volonté de ses dirigeants actuels. Il en résulte un impératif de prudence pour les opérateurs économiques.
D’une part, les entreprises doivent s'assurer que les personnes agissant en leur nom disposent de pouvoirs clairement définis afin de ne pas créer une apparence trompeuse. D'autre part, comme le souligne une décision d'appel, un professionnel avisé se doit de "faire preuve de vigilance et à vérifier les pouvoirs de son cocontractant" lorsque l'importance du contrat le justifie (CA, Colmar, 28 avril 2022, 19/02250). La sécurité juridique impose donc à la fois un contrôle interne rigoureux des délégations de pouvoir et une diligence externe lors de la conclusion de contrats significatifs. Faute de quoi, comme en l'espèce, une société pourra se voir contrainte d'exécuter des engagements anciens, mais jugés légitimement formés.