Montage artificiel : Arrêt du Tribunal administratif de Paris, 3ème Chambre, 15 octobre 2025, 2316613

Montage artificiel : Arrêt du Tribunal administratif de Paris, 3ème Chambre, 15 octobre 2025, 2316613

I. Rappel des faits

La société française Holdpiot détenait une participation (30 % puis 35 %) dans la société Citrus Junos, une entité immatriculée au Luxembourg dont l’activité consistait en la gestion d’un portefeuille de marques appartenant à un chef cuisinier.
À la suite d’une vérification de comptabilité, l’administration fiscale française a estimé que la société luxembourgeoise était une structure artificielle, dépourvue de moyens humains et matériels propres, et que les décisions stratégiques la concernant étaient en réalité prises depuis Paris.
Considérant que cette implantation au Luxembourg relevait d’un montage dont le but était de localiser artificiellement des bénéfices sous un régime fiscal privilégié, l’administration a réintégré une quote-part des bénéfices de la société Citrus Junos dans les résultats imposables de la société Holdpiot pour les exercices 2013 à 2016, en application de l’article 209 B du Code général des impôts (CGI). Elle a également appliqué le délai spécial de reprise de dix ans et une majoration de 80 % pour manœuvres frauduleuses.

II. Procédure et prétentions des parties

La société Holdpiot a saisi le Tribunal administratif de Paris le 13 juillet 2023 d’une requête visant à obtenir la décharge des suppléents d’impôt sur les sociétés et des pénalités mises à sa charge.

- Prétentions de la société requérante (Holdpiot) :

• Sur le fond, elle soutenait que l’implantation de sa filiale au Luxembourg n’était pas artificielle, arguant d’une substance économique réelle (expertise en propriété industrielle, tenue de réunions annuelles).
• Sur la procédure, elle contestait l’application du délai de reprise de dix ans (prévu à l’article L169 du LPF), en se prévalant de la doctrine administrative (BOFIP de 2012) sur le fondement de l’article L80 A du LPF.
• Enfin, elle contestait le bien-fondé de la majoration de 80 % pour manœuvres frauduleuses (article 1729 c du CGI), estimant que l’administration aurait dû appliquer l’amende spécifique pour défaut de réponse à une mise en demeure prévue à l’article 1763 A du CGI.

- Prétentions de l’administration fiscale (Direction spécialisée de contrôle fiscal Île-de-France) :

• Elle maintenait que la structure luxembourgeoise constituait un montage artificiel au sens de l’article 209 B du CGI, justifiant la réintégration des bénéfices en France.
• Elle justifiait l’application du délai spécial de reprise de dix ans en raison du manquement aux obligations déclaratives liées à l’article 209 B.
• Elle considérait que le caractère intentionnel de l’évasion fiscale via ce montage justifiait la majoration de 80 % pour manœuvres frauduleuses.

III. Thèse opposée à celle retenue par le Tribunal

La thèse de la société Holdpiot reposait sur l’idée que l’implantation de sa filiale au Luxembourg était économiquement justifiée et ne constituait pas un montage artificiel. Elle affirmait que la filiale disposait d’une substance réelle, notamment une expertise en propriété intellectuelle. Par ailleurs, elle invoquait le principe de sécurité juridique garanti par l’article L80 A du LPF, en se fondant sur une doctrine administrative de 2012 qui, selon elle, faisait obstacle à l’application du délai de reprise de dix ans, compte tenu de l’existence d’une convention d’assistance administrative entre la France et le Luxembourg. Enfin, elle niait toute intention frauduleuse, contestant ainsi la pénalité de 80 %.

IV. Problème de droit

Une société française peut-elle se voir imposer en France les bénéfices de sa filiale implantée dans un autre État membre de l'Union européenne (Luxembourg) sur le fondement de l'article 209 B du CGI, au motif que cette implantation constitue un montage artificiel ? Dans l’affirmative, l’administration peut-elle appliquer le délai spécial de reprise de dix ans et la majoration de 80 % pour manœuvres frauduleuses, nonobstant l’existence d’une convention fiscale et d’une doctrine administrative antérieure invoquée par le contribuable ?

V. Réponse du Tribunal administratif

Le Tribunal administratif de Paris rejette la requête de la société Holdpiot sur tous les points.
Il juge que l’administration apporte la preuve que l’implantation de la filiale au Luxembourg constitue un montage artificiel, dépourvu de substance économique, dont l’objet est de localiser des bénéfices sous un régime fiscal privilégié. Par conséquent, l’application de l’article 209 B du CGI est justifiée.
Le Tribunal écarte ensuite l’argument tiré de la doctrine administrative (BOFIP de 2012), rappelant que la condition relative à l’absence de convention d’assistance administrative pour l’application du délai de reprise de dix ans a été supprimée par la loi en 2011, rendant la doctrine invoquée caduque sur ce point. Le délai spécial de reprise de dix ans prévu à l’article L169 du LPF est donc applicable.
Enfin, il valide l’application de la majoration de 80 % pour manœuvres frauduleuses (article 1729 c du CGI), considérant que la création d’une structure artificielle à l’étranger caractérise l’intention d’éluder l’impôt.

Commentaire d'arrêt

Le jugement rendu par le Tribunal administratif de Paris le 15 octobre 2025 offre une illustration rigoureuse de l’application des dispositifs de lutte contre l’évasion fiscale internationale, même au sein de l’Union Européenne. En validant le redressement opéré à l’encontre de la société Holdpiot, le tribunal confirme la primauté de la substance économique sur l’apparence juridique et applique avec sévérité les conséquences procédurales qui en découlent. L’intérêt de la décision réside ainsi dans la double confirmation de la qualification du montage artificiel (I) et de la sévérité des sanctions qui lui sont attachées (II).

I. La caractérisation validée du montage transfrontalier artificiel

Le tribunal fonde sa décision sur la démonstration du caractère artificiel de l’implantation au Luxembourg, conformément à l’esprit du dispositif anti-abus de l’article 209 B du CGI (A), et ce, en conformité avec les exigences du droit de l’Union européenne (B).

A. L'application du critère de substance économique dans le cadre de l’article 209 B du CGI

L’article 209 B du CGI permet d’imposer en France les bénéfices d’une filiale étrangère bénéficiant d’un régime fiscal privilégié, sauf si la société mère démontre que cette implantation ne constitue pas un montage artificiel ayant pour but de contourner la loi fiscale française. En l’espèce, le tribunal retient l’absence de substance de la filiale luxembourgeoise Citrus Junos, relevant le manque de moyens humains et matériels au Luxembourg et la prise de décision effective depuis Paris.
"Cette approche est parfaitement conforme à une jurisprudence établie qui se fonde sur un faisceau d’indices pour apprécier la réalité de l’activité économique"
Cette approche est parfaitement conforme à une jurisprudence établie qui se fonde sur un faisceau d’indices pour apprécier la réalité de l’activité économique. Une décision récente et pertinente du Tribunal administratif de Limoges du 2 juillet 2024 avait ainsi jugé, dans une affaire similaire, que « l'inadéquation (...) entre l'importance du profit dégagé par cette société disposant d'une domiciliation au Luxembourg et la réalité économique de son activité » caractérisait le montage artificiel (Tribunal Administratif de Limoges, Décision, 2024-07-02, 2200695). La décision commentée s’inscrit dans cette lignée, en privilégiant une analyse concrète qui fait fi de la simple existence légale de la structure étrangère pour ne retenir que sa réalité opérationnelle.

B. La compatibilité du dispositif avec la liberté d’établissement

L’un des enjeux majeurs de l’affaire était l’application de ce dispositif à une filiale située dans un autre État membre de l’UE. Si la liberté d’établissement (articles 49 et 54 du TFUE) protège le choix d’une entreprise de s’implanter dans l’État membre de son choix, la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne admet de longue date que cette liberté ne saurait être invoquée à des fins abusives. Les États membres peuvent donc prendre des mesures visant à empêcher que leurs ressortissants ne tentent de se soustraire à leur législation nationale par le biais de « montages purement artificiels », dépourvus de réalité économique.
"le tribunal ne remet pas en cause le droit de s'établir au Luxembourg, mais l'utilisation abusive de ce droit à des fins d'évasion fiscale"
Bien que les analyses fournies ne citent pas d'arrêt de la CJUE directement sur ce point, la logique du jugement est cohérente avec ce principe. En sanctionnant une implantation qui n'est qu'une "boîte aux lettres", le tribunal ne remet pas en cause le droit de s'établir au Luxembourg, mais l'utilisation abusive de ce droit à des fins d'évasion fiscale. La solution est donc conforme au droit de l'Union, qui autorise les restrictions aux libertés de circulation lorsqu'elles sont justifiées par la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales et qu'elles ne visent que des montages artificiels.

II. La sanction renforcée du montage artificiel

Une fois le montage artificiel établi, le tribunal en tire des conséquences procédurales et répressives sévères, en validant à la fois l’extension du délai de reprise (A) et l’application des pénalités maximales pour fraude (B).

A. L'extension du délai de reprise et l'interprétation stricte des garanties du contribuable

Le tribunal confirme l’application du délai spécial de reprise de dix ans prévu à l’article L169 du LPF, qui vise spécifiquement les manquements déclaratifs liés à des entités étrangères. La société Holdpiot tentait de s’y opposer en invoquant la garantie contre les changements de doctrine prévue à l’article L80 A du LPF, sur la base de commentaires BOFIP de 2012.
"la doctrine administrative ne peut pas faire obstacle à l’application d’une loi claire et postérieure"
Le tribunal rejette fermement cet argument en appliquant une règle bien établie : la doctrine administrative ne peut pas faire obstacle à l’application d’une loi claire et postérieure. En l’espèce, la loi de 2011 avait supprimé la condition liée à l'absence de convention d'assistance, rendant la doctrine de 2012 invoquée par la société inopérante sur ce point. Cette solution est conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation, qui juge qu’un contribuable ne peut se prévaloir d'une doctrine administrative qui ne vise pas la situation exacte en cause ou qui est devenue caduque suite à une modification législative (Cour de cassation - 10 juillet 2024 - 23-14.377, Cour de cassation - 04 janvier 2023 - 21-13.719). La sécurité juridique invoquée par le contribuable trouve ici sa limite face à la loi et à l’objectif de lutte contre la fraude.

B. La justification de la pénalité pour manœuvres frauduleuses

Enfin, le jugement valide l’application de la majoration de 80 % pour manœuvres frauduleuses (article 1729 c du CGI). Cette pénalité suppose de la part de l’administration la preuve d’une intention délibérée d'éluder l'impôt. Le tribunal considère implicitement que la constitution d’une société écran à l’étranger, dépourvue de toute substance, caractérise en elle-même cet élément intentionnel.
Le choix de l’administration d’appliquer cette pénalité, plutôt que l’amende pour simple défaut déclaratif, et la validation par le juge, témoignent d’une volonté de sanctionner lourdement de tels montages. La manœuvre n’est pas vue comme une simple omission ou une optimisation fiscale audacieuse, mais comme un acte frauduleux. Cette qualification souligne la gravité que le juge et l'administration attachent à la création de structures artificielles transfrontalières, considérées comme une forme particulièrement caractérisée de dissimulation de la matière imposable.

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