Qualité de l'associé-gérant d'une société d'avocats : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 26 novembre 2025, n° 24-16.801

I. Rappel des faits
L'affaire concerne une Société d'Exercice Libéral à Responsabilité Limitée (SELARL) d'avocats, le Cabinet [J], dirigée par sa gérante et associée majoritaire, Mme [L]. Dans le cadre de son activité, un litige est né concernant la qualification juridique d'une facture d'honoraires émise par la gérante. La société a ultérieurement été placée en liquidation judiciaire, conduisant à la recherche de responsabilités dans l'insuffisance d'actif qui en a résulté
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
Suite à la liquidation judiciaire de la SELARL, le liquidateur a engagé une action en responsabilité pour insuffisance d'actif contre Mme [L]. Le liquidateur soutenait que des fautes de gestion, telles que des rémunérations excessives et la poursuite d'une activité déficitaire, avaient contribué à l'insuffisance d'actif. Mme [L] contestait cette qualification et tout lien de causalité.
La cour d'appel a écarté la responsabilité de la gérante concernant l'émission de la facture d'honoraires, en retenant qu'elle avait agi « en sa seule qualité d’associé » et non en tant que gérante. Un pourvoi en cassation a été formé contre cette décision.
III. Présentation de la thèse opposée à celle de la Cour de cassation
La thèse de la cour d'appel, censurée par la Cour de cassation, consistait à considérer que l'émission d'une facture d'honoraires par l'associé-gérant d'une SELARL relevait de sa « seule qualité d’associé ». Cette qualification avait pour effet d'exclure cet acte du champ des actes de gestion et, par conséquent, d'écarter l'application du régime de responsabilité du gérant prévu par le Code de commerce
IV. Problème de droit
L'émission d'une facture d'honoraires par un associé-gérant d'une SELARL constitue-t-elle un acte relevant de sa seule qualité d'associé, ou s'agit-il d'un acte de gestion susceptible d'engager sa responsabilité sur le fondement de l'article L. 223-22 du Code de commerce ?
V. Réponse de la Cour de cassation
La Cour de cassation casse et annuel l'arrêt de la cour d'appel au visa de l'article L. 223-22 du Code de commerce. Elle juge que l'émission d'une facture d'honoraires est « un acte de gestion » susceptible d'engager la responsabilité du gérant. La Cour rappelle qu'un acte accompli dans le cadre de l'activité libérale de la société relève de la « gestion » et qu'un dirigeant ne peut s'exonérer de sa responsabilité pour un acte entrant dans l'administration courante de la société.
Commentaire d'arrêt
Cet arrêt de la Chambre commerciale du 26 novembre 2025 offre une clarification importante sur la notion d'acte de gestion au sein des Sociétés d'Exercice Libéral à Responsabilité Limitée (SELARL), renforçant la responsabilité de leurs dirigeants. En qualifiant l'émission d'une facture d'honoraires d'acte de gestion, la Cour de cassation réaffirme une conception large de cette notion (I), ce qui emporte des conséquences significatives pour la gouvernance de ces sociétés et l'appréciation des fautes de gestion (II).
I. La réaffirmation d'une conception extensive de l'acte de gestion
La Cour de cassation, en censurant les juges du fond, rappelle que la qualification d'acte de gestion dépend de son rattachement à l'activité sociale (A), et opère une distinction nette entre la fonction de gérant et la simple qualité d'associé (B).
A. L'ancrage de l'acte de gestion dans l'activité sociale
La solution de la Cour de cassation est sans équivoque : « l’émission d’une facture d’honoraires est un acte de gestion » (Tribunal Judiciaire, 2025-07-17, 23/00697, CA, Lyon, 1 février 2023, 22/01011). Pour parvenir à cette conclusion, elle s'appuie sur une jurisprudence constante selon laquelle « un acte accompli dans le cadre de l’activité commerciale ou libérale de la société (émission de facture, signature de contrat, embauche, etc.) relève de la ‘gestion’ » (Tribunal Judiciaire, 2025-07-17, 23/00697, CA, Lyon, 1 février 2023, 22/01011).
"La solution de la Cour de cassation est sans équivoque : l’émission d’une facture d’honoraires est un acte de gestion"
En l'espèce, la facturation d'honoraires est l'acte par lequel la SELARL d'avocats matérialise la contrepartie financière de ses prestations. Il s'agit donc d'un acte intrinsèquement lié à l'objet social et à l'administration courante de l'entreprise. En le qualifiant d'acte de gestion, la Cour confirme que la nature de l'acte prime sur la qualité de celui qui l'accomplit. Le fait que le gérant soit également associé-professionnel est inopérant pour écarter sa responsabilité de dirigeant pour un acte qui est au cœur de l'activité économique de la société.
B. Le rejet de la confusion entre la fonction de gérant et la qualité d'associé
La Cour de cassation censure la cour d'appel pour avoir jugé que l'associé-gérant agissait « en sa seule qualité d’associé » (Tribunal Judiciaire, 2025-07-17, 23/00697). Ce faisant, elle refuse une analyse qui permettrait au dirigeant de se retrancher derrière son statut d'associé pour échapper à sa responsabilité. La distinction est fondamentale : la responsabilité du gérant est engagée pour les fautes commises dans la direction de la société (article L. 223-22 C. com.), tandis que celle de l'associé est en principe limitée à ses apports.
En rappelant que l'émission d'une facture est un acte de gestion, la Cour souligne que le cumul des qualités de gérant et d'associé dans une SELARL ne crée pas une zone grise où la responsabilité du dirigeant pourrait être diluée. Au contraire, dès lors qu'un acte participe à l'administration de la société, il doit être analysé sous l'angle de la fonction de gérance, avec le régime de responsabilité qui s'y attache (CA, Paris, 30 mai 2024, 23/07963).
II. La portée de la décision : une responsabilité accrue du dirigeant de SELARL
Cette décision a des implications pratiques directes pour les dirigeants de SELARL en élargissant le périmètre de leur responsabilité (A), tout en s'inscrivant dans un mouvement jurisprudentiel plus large de sanction des fautes de gestion, notamment dans le contexte des procédures collectives (B).
A. Le renforcement de la vigilance dans l'exercice professionnel au sein de la structure
La portée principale de l'arrêt est d'accentuer la vigilance requise de la part des gérants de SELARL (Tribunal Judiciaire, 2025-07-17, 23/00697, CA, Lyon, 1 février 2023, 22/01011). En confirmant que des actes professionnels courants comme la facturation sont des actes de gestion, la décision soumet potentiellement une part plus large de l'activité du professionnel libéral-dirigeant au régime de la responsabilité pour faute de gestion. Un gérant ne peut plus considérer que ses actes "techniques" ou "professionnels" sont détachés de sa fonction de direction.
"Un gérant ne peut plus considérer que ses actes "techniques" ou "professionnels" sont détachés de sa fonction de direction"
Cette solution a des conséquences en matière de gouvernance et de gestion des risques. Elle incite à une formalisation plus rigoureuse des processus de décision et de contrôle au sein des SELARL, y compris pour des actes paraissant routiniers. Elle souligne également l'importance pour les dirigeants de s'assurer que leur assurance en responsabilité civile professionnelle (RCP) et leur assurance RC Dirigeants couvrent bien les fautes de gestion entendues dans ce sens large.
B. La connexion avec les actions en responsabilité pour insuffisance d'actif
Bien que l'arrêt se concentre sur la qualification de l'acte au visa de l'article L. 223-22 du Code de commerce, sa portée pratique s'étend aux actions en responsabilité pour insuffisance d'actif (art. L. 651-2 C. com.). En qualifiant l'émission d'une facture d'acte de gestion, l'arrêt ouvre plus largement la voie à la caractérisation d'une faute de gestion si cette facturation est irrégulière (surfacturation, fausse facture, etc.).
Cette solution s'inscrit dans une tendance jurisprudentielle qui n'hésite pas à retenir la responsabilité de dirigeants pour des fautes de gestion variées ayant contribué à l'insuffisance d'actif, comme la poursuite abusive d'une activité déficitaire, des rémunérations excessives, ou des conventions préjudiciables à la société (CA, Versailles, 2 juillet 2019, 18/02259). En élargissant le champ des actes de gestion, la Cour de cassation facilite indirectement la preuve de la faute de gestion, première condition de l'action en comblement de passif. Elle rappelle cependant, en creux, que la responsabilité n'est pas automatique et reste subordonnée à la preuve d'une faute et d'un lien de causalité avec le préjudice.