Référé 145 et cryptoactifs : Ordonnance du Tribunal judiciaire, service des référés, 5 novembre 2025, n° 25/55721

Référé 145 et cryptoactifs : Ordonnance du Tribunal judiciaire, service des référés, 5 novembre 2025, n° 25/55721

I. Rappel des faits

Une société, North Star Network, soupçonnait un de ses anciens salariés d’avoir commis des faits qualifiables d’escroquerie. Dans le cadre d’un futur litige potentiel contre cet ex-salarié, la société a cherché à obtenir des preuves relatives à des transactions financières, notamment l’historique de deux portefeuilles de crypto-actifs détenus par l'intéressé sur la plateforme Binance France.

II. Étapes de la procédure et prétentions des parties

La procédure a été initiée par la société North Star Network, qui, après avoir obtenu une ordonnance sur requête du Tribunal judiciaire de Nanterre le 18 avril 2025, a assigné en référé la société Binance France le 1er août 2025. L'audience s'est tenue le 8 octobre 2025.
- Prétentions de la demanderesse (North Star Network) : Sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile (CPC), la société demandait au juge des référés d’ordonner à la société Binance France, en sa qualité de tiers détenteur, de lui communiquer l'historique des transactions de deux portefeuilles de crypto-actifs appartenant à son ancien salarié. La demanderesse soutenait que cette mesure était nécessaire pour conserver ou établir, avant tout procès au fond, la preuve des faits d’escroquerie allégués.
- Prétentions de la défenderesse (Binance France) : La société Binance France s’opposait à cette demande, en invoquant vraisemblablement la protection de la vie privée et des données personnelles de son client, ainsi que ses propres obligations de confidentialité.

III. Présentation de la thèse rejetée par le juge des référés

La thèse rejetée est celle de la défenderesse, qui consistait à refuser la communication des informations au nom de la protection des droits de son utilisateur (vie privée, données personnelles) et de ses propres obligations. Cette position sous-entend que le droit à la preuve du demandeur ne saurait primer sur ces impératifs, ou que la mesure demandée serait disproportionnée.

IV. Problème de droit

Une société justifiant d'un motif légitime tiré de la suspicion d’une escroquerie commise par un ancien salarié peut-elle, sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile, obtenir en référé d’une plateforme d’échange de crypto-actifs la communication de l’historique des transactions d’un portefeuille numérique appartenant à cet ex-salarié ?

V. Réponse donnée par le Tribunal Judiciaire

Le Tribunal judiciaire de Paris a répondu par l’affirmative.
Il a accueilli la demande de la société North Star Network et a ordonné à Binance France de communiquer l’historique des transactions des deux portefeuilles visés, dans un délai de quinze jours.
Le juge des référés a estimé que la demanderesse justifiait d'un motif légitime au sens de l’article 145 du CPC, rendant la mesure d'instruction nécessaire à la préservation de ses droits en vue d’un litige futur. Il a ainsi fait prévaloir le droit à la preuve de la demanderesse sur les impératifs de protection des données personnelles de l'ex-salarié, considérant la mesure comme proportionnée au regard de l'objectif poursuivi.

Commentaire de l'ordonnance

L’ordonnance rendue le 5 novembre 2025 par le juge des référés du Tribunal judiciaire de Paris illustre l'adaptation d'un outil procédural classique, le référé probatoire, aux contentieux émergents liés aux crypto-actifs. En ordonnant à une plateforme d'échange de communiquer l'historique de transactions d'un utilisateur, le juge confirme l'efficacité des mesures d'instruction *in futurum* dans l'écosystème numérique, tout en procédant à une balance délicate des intérêts en présence. Cette décision témoigne ainsi de l'extension du référé probatoire à la sphère des actifs numériques (I), tout en affirmant le rôle de coopération des plateformes en tant que tiers détenteurs de la preuve (II).

I. L'extension du référé probatoire à la sphère des actifs numériques

Le juge des référés applique ici avec pragmatisme les conditions de l’article 145 du CPC au contexte spécifique des crypto-actifs, en reconnaissant l’existence d’un motif légitime (A) et en procédant à une mise en balance nécessaire entre le droit à la preuve et la protection des données (B).

A. La caractérisation du motif légitime dans un contexte de fraude présumée

Le succès de la demande reposait sur la capacité du demandeur à prouver un "motif légitime" de conserver ou d'établir la preuve de faits en vue d'un litige potentiel (Cour de cassation, arret, 1994-07-20, 92-21.615, CA, Rennes, arret, 2025-05-20, 23/00618). En l'espèce, le juge a considéré que les soupçons d'escroquerie pesant sur l'ancien salarié suffisaient à caractériser un tel motif. Cette approche s'inscrit dans une jurisprudence constante qui n'exige pas la preuve des faits eux-mêmes, mais la plausibilité d'un litige futur dont la solution pourrait dépendre des éléments de preuve sollicités (Cour de cassation - 24 juin 2020 - 18-17.104).
"Le juge confirme ici que la nature numérique et décentralisée de la preuve ne fait pas obstacle à la compétence du juge des référés pour en ordonner la production"
Cette décision est particulièrement notable car elle transpose cette analyse à des actifs par nature pseudonymes et volatils. Elle rejoint d'autres décisions de référé ayant admis des mesures conservatoires sur des crypto-actifs en cas de suspicion de fraude, par exemple en ordonnant l'identification de titulaires de portefeuilles et la suspension de services pour éviter la dissipation des fonds (Tribunal Judiciaire, 2025-05-05, 25/00183). Le juge confirme ici que la nature numérique et décentralisée de la preuve ne fait pas obstacle à la compétence du juge des référés pour en ordonner la production.

B. La mise en balance du droit à la preuve et de la protection des données personnelles

La principale difficulté résidait dans l'opposition entre le droit à la preuve du demandeur et les droits de l'ex-salarié, notamment le droit au respect de sa vie privée et à la protection de ses données personnelles. La jurisprudence impose au juge de s'assurer que la mesure est "indispensable à l'exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi" (Cour de cassation - 22 septembre 2021 - 19-26.146, Cour de cassation, arret, 1998-11-18, 96-21.593).
En l'espèce, le juge a fait prévaloir le droit à la preuve. La mesure a été jugée proportionnée car elle était précisément circonscrite : elle ne visait pas une surveillance générale, mais la communication de l'historique de deux portefeuilles spécifiquement identifiés, en lien direct avec les soupçons d'escroquerie. Cette approche est conforme à la méthode des juges qui, confrontés à des demandes larges, n'hésitent pas à "cantonner le périmètre de la production de pièces sollicitées" (Cour de cassation - 22 septembre 2021 - 19-26.146, Jurisprudence - 29 - 1). La décision démontre que si les données de transactions en crypto-actifs relèvent de la vie privée, leur protection n'est pas absolue et peut céder face à un motif légitime et proportionné.

II. L'affirmation du rôle de coopération des plateformes numériques

Au-delà des principes de l'article 145, cette ordonnance a une portée pratique considérable en ce qu'elle définit le rôle des plateformes de crypto-actifs comme des tiers de confiance soumis à une obligation de coopération judiciaire (A), tout en posant des limites à cette obligation (B).

A. La plateforme de crypto-actifs, tiers détenteur de la preuve

La décision place Binance France dans la position d'un tiers détenteur d'informations cruciales, au même titre qu'une banque, un hébergeur internet ou un opérateur de télécommunications. Le juge des référés confirme ainsi sa compétence pour ordonner des mesures d'instruction à l'encontre de ces acteurs, même lorsque des régimes spécifiques existent, comme la loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN) (Tribunal de commerce, 2025-02-11, 2025R00013, Cour de cassation - 18 janvier 2023 - 22-19.539).
"La décision renforce donc la position des justiciables cherchant à obtenir des preuves détenues par des intermédiaires techniques"
En contraignant Binance France à communiquer les données, le juge écarte implicitement l'argument d'un secret professionnel qui serait absolu. Cette solution, bien que concernant un domaine nouveau, trouve un écho dans des jurisprudences plus anciennes où le secret professionnel du notaire, par exemple, ne peut faire obstacle à une demande de l'autorité judiciaire (Tribunal Judiciaire, 2025-04-30, 25/50763). La décision renforce donc la position des justiciables cherchant à obtenir des preuves détenues par des intermédiaires techniques, un enjeu essentiel dans une économie de plus en plus numérisée.

B. La portée et les limites de l'obligation de coopération

L'ordonnance, exécutoire de droit, est assortie d'un délai de communication de quinze jours, ce qui garantit son efficacité pratique. L'absence de condamnation aux dépens de Binance France est conforme à la jurisprudence selon laquelle le tiers auquel une mesure d'instruction est ordonnée n'est pas la "partie perdante" du procès (Tribunal judiciaire, , 2024-12-11, 24/57501, CA, Paris, 29 novembre 2023, 21/17392).
Toutefois, la portée de cette coopération reste encadrée. La mesure a été accordée car elle était ciblée. Une demande plus large, visant par exemple à obtenir des informations sur les processus internes de surveillance de la plateforme ou des données techniques sans lien direct avec le litige, aurait probablement été rejetée comme disproportionnée, à l'instar de ce que les cours d'appel ont pu décider dans d'autres contextes (Cour de cassation - 18 janvier 2023 - 22-19.539, Tribunal judiciaire - 22 décembre 2023 - 23/59250). De plus, cette ordonnance de référé est susceptible d'appel, voie de recours qui permet de contrôler l'appréciation du premier juge sur la proportionnalité de la mesure. Cette décision n'ouvre donc pas la voie à des investigations généralisées, mais confirme que les plateformes de crypto-actifs, acteurs centraux de la finance numérique, ne sont pas dans une zone de non-droit et doivent se plier aux injonctions du juge civil lorsque les conditions du référé probatoire sont réunies.

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