Représentation des salariés : Arrêt de la Cour de cassation, chambre sociale, 1er octobre 2025, Pourvoi n° 23-17.765

La Cour de cassation s’est prononcée sur les indemnités d’astreinte, de service continu et la prime annuelle : elles compensent des contraintes particulières et ne sont pas dues aux salariés en mandat qui n’y sont plus exposés. En revanche, le taux de service actif acquis avant le détachement reste un avantage retraite que le salarié conserve.
I. Rappel des fait
Le 18 juin 2019, la société RTE Réseau de transport d'électricité a conclu un accord collectif portant sur le parcours des salariés exerçant des mandats représentatifs ou syndicaux. La Fédération nationale des syndicats des salariés des mines et de l'énergie CGT (FNME-CGT) a contesté la légalité de certaines dispositions de cet accord.
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
- Procédure : La FNME-CGT a assigné la société RTE et les autres fédérations syndicales signataires devant le tribunal judiciaire pour obtenir l'annulation des articles 2.2 et 2.3 de l'accord, les jugeant illégaux et discriminatoires. Déboutée en première instance, la FNME-CGT a interjeté appel. La cour d'appel de Versailles, par un arrêt du 6 avril 2023, a rejeté ses demandes. La FNME-CGT a alors formé un pourvoi en cassation.
- Prétentions des parties :
• La FNME-CGT (demanderesse au pourvoi) soutenait que les articles 2.2 et 2.3 de l'accord créaient une discrimination et une perte de salaire illégales pour les salariés en décharge totale de leur activité professionnelle. Elle arguait que les indemnités de sujétion (art. 2.2) et les "services actifs" (art. 2.3) constituaient des compléments de salaire ou des avantages sociaux qui devaient être intégralement maintenus pendant la durée des mandats.
• La société RTE et les syndicats défendeurs à la cassation soutenaient la validité de l'accord, arguant que les dispositions litigieuses étaient justifiées et non discriminatoires. Ils considéraient que les indemnités de sujétion n'étaient pas dues en l'absence d'exposition effective aux contraintes et que le dispositif sur les services actifs était équilibré.
III. Présentation de la thèse opposée à celle de la Cour de cassation
La cour d'appel de Versailles a rejeté la demande d'annulation de l'article 2.3 de l'accord (relatif aux services actifs). Elle a estimé que les salariés mandatés et détachés à 100 % n'effectuant plus d'activité pénible, ils ne pouvaient prétendre au maintien du taux de services actifs, celui-ci étant attaché à l'emploi et non au salarié. Elle a ajouté que le maintien de ce taux pendant quatre ans constituait un dispositif plus favorable pour ces salariés, excluant ainsi toute discrimination (point 24 de l'arrêt).
IV. Problèmes de droit
L'arrêt soulève une double question :
1. Un accord collectif peut-il prévoir la suppression, après une période transitoire, des indemnités compensant des sujétions de service (astreinte, service continu) pour un salarié en décharge totale d'activité, sans méconnaître les principes de non-perte de salaire et de non-discrimination ?
2. La suspension, après un délai de quatre ans, du bénéfice du taux de "services actifs" – avantage lié à la pénibilité de l'emploi d'origine et ouvrant droit à une retraite anticipée – pour un salarié entièrement dédié à ses mandats, constitue-t-elle une discrimination syndicale illicite ?
V. Réponse de la Cour de cassation
La Cour de cassation répond de manière distincte à ces deux questions :
- Concernant les indemnités de sujétion (article 2.2) : REJET
La Cour juge que les indemnités litigieuses (astreinte, services continus, etc.) ont pour objet de compenser des charges et contraintes particulières auxquelles les salariés sont effectivement exposés, et non de rémunérer des sujétions inhérentes à leur emploi. Dès lors, elles ne constituent pas des compléments de salaire devant être maintenus pour les salariés mandatés qui n'y sont plus exposés. Le dispositif de l'accord, prévoyant un maintien temporaire de quatre ans suivi d'une compensation, est même qualifié de "plus favorable" et "exclusif de discrimination" (points 9 et 10).
- Concernant les services actifs (article 2.3) : CASSATION
• Visa : Articles L. 1132-1, L. 2141-5, L. 2142-1-3, L. 2143-17 et L. 2315-10 du code du travail.
• Réponse : La Cour qualifie le taux de services actifs non pas de complément de salaire, mais d'avantage social de retraite dont un salarié ne peut être privé en raison de l'exercice de ses mandats (point 22). Elle en déduit que la clause de l'accord qui limite le maintien de cet avantage à quatre ans, puis le suspend, est discriminatoire en raison des activités syndicales (point 25).
Commentaire d'arrêt
L’arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 1er octobre 2025 clarifie de manière significative les contours du principe de non-discrimination syndicale en matière de rémunération et d'avantages sociaux. En se prononçant sur la validité de clauses d’un accord d’entreprise modulant certains bénéfices pour les salariés en décharge totale d’activité, la Cour opère une distinction fondamentale entre les indemnités compensant des contraintes effectives et les avantages sociaux attachés à la carrière. Cette décision valide ainsi une approche pragmatique de la rémunération des sujétions (I), tout en sanctuarisant les droits sociaux liés à la retraite, renforçant ainsi la protection des mandats syndicaux (II).
I. La validation de la modulation des indemnités de sujétion : une approche pragmatique de la rémunération
La Cour de cassation rejette le pourvoi en ce qu’il visait l’annulation de l’article 2.2 de l’accord, validant ainsi la suppression différée d’indemnités pour les salariés détachés. Cette solution repose sur une distinction claire entre complément de salaire et compensation de contraintes (A) et sur la reconnaissance du caractère protecteur du dispositif conventionnel (B).
A. La distinction entre complément de salaire et compensation de contraintes effectives
La Cour affirme que l'exercice d'un mandat ne doit entraîner aucune perte de salaire, mais précise que "le salarié ne peut pas réclamer le paiement de sommes correspondant au remboursement de frais professionnels qu'il n'a pas exposés" (point 4). Appliquant ce raisonnement, elle analyse la nature des indemnités d'astreinte, de services continus et de déplacements. Elle considère qu'elles "ont pour objet, nonobstant leur caractère forfaitaire, de compenser des charges et contraintes particulières auxquelles certains salariés sont effectivement exposés, et non de rémunérer des sujétions inhérentes à leur emploi" (point 9).
En qualifiant ces sommes de compensations pour des contraintes *effectivement subies*, la Cour les détache de la notion de "complément de salaire" intangible. Pour un salarié en décharge totale, l'absence d'exposition à ces contraintes justifie donc l'absence de compensation, sans que cela constitue une perte de salaire prohibée. Cette analyse, fondée sur la réalité de la situation du salarié, s'écarte d'une vision purement statutaire de la rémunération (CA, versailles, 6 avril 2023, 21/02721, point 9).
B. La reconnaissance d’un dispositif conventionnel plus favorable comme rempart à la discrimination
Loin de se limiter à valider la suppression des indemnités, la Cour souligne que l’accord collectif a mis en place un régime protecteur. L’article 2.2 prévoit en effet un maintien des indemnités pendant quatre ans, suivi d’un mécanisme de "compensation de perte d'indemnités" (point 5).
"la Cour souligne que l’accord collectif a mis en place un régime protecteur"
La Cour en déduit que ce dispositif est "plus favorable" et "exclusif de discrimination" (point 9). Cette appréciation valorise le rôle des partenaires sociaux dans la construction de solutions équilibrées. En prévoyant une transition financière sur une longue durée et un mécanisme de compensation, l'accord ne pénalise pas brutalement le salarié qui s'engage dans un mandat à temps plein. La Cour reconnaît ainsi qu'une différence de traitement, lorsqu'elle est encadrée par un dispositif conventionnel avantageux, n'est pas nécessairement une discrimination.
II. La sanctuarisation de l'avantage social de retraite : un renforcement de la protection contre la discrimination
Si la Cour admet une certaine flexibilité pour les indemnités de sujétion, sa position est radicalement différente s’agissant des droits à la retraite. Elle casse la décision d’appel en qualifiant le taux de "services actifs" d’avantage social intangible (A), censurant par conséquent sa limitation dans le temps comme une mesure discriminatoire (B).
A. La qualification du taux de "services actifs" en avantage social intangible
Le cœur du raisonnement de la cassation réside dans la qualification juridique du taux de "services actifs". S’appuyant sur l’accord de branche des IEG, la Cour constate que ce dispositif vise à reconnaître la pénibilité et à permettre un départ anticipé à la retraite (points 16 et 17). Elle en conclut qu’il "n'a pas la nature d'un complément de salaire mais doit s'analyser en un avantage social dont le salarié ne peut être privé en raison de l'exercice de ses mandats" (point 22 ; CA, versailles, 6 avril 2023, 21/02721, point 22).
"l’avantage social est un droit attaché à la carrière du salarié, qui se constitue dans la durée et produit des effets futurs"
Cette qualification est déterminante : contrairement à une indemnité qui compense une contrainte ponctuelle, l’avantage social est un droit attaché à la carrière du salarié, qui se constitue dans la durée et produit des effets futurs. Le priver de cet avantage reviendrait à le pénaliser pour son engagement syndical sur le long terme, en affectant directement ses droits à la retraite. Le principe, rappelé au point 14, est qu’un salarié mandaté "ne peut être privé du fait de l'exercice de son mandat d'un avantage social attaché à son emploi" (CA, versailles, 6 avril 2023, 21/02721, point 14).
B. La censure de la limitation temporelle comme mesure discriminatoire
Dès lors que le taux de "services actifs" est qualifié d’avantage social intangible, sa suspension devient une mesure discriminatoire. La Cour rejette l'argument de la cour d'appel selon lequel le maintien pendant quatre ans serait un dispositif favorable. Au contraire, elle juge que "la limitation, pour les salariés exerçant des fonctions syndicales ou représentatives pour 100 % de leur temps de travail, à une durée maximale de quatre ans du maintien du taux de services actifs [...] ainsi que la suspension du bénéfice" sont discriminatoires (point 25).
"un avantage lié à la carrière et à la pénibilité de l’emploi d’origine ne peut être conditionné ou limité dans le temps en raison de l’exercice d’un mandat"
La sanction est nette : un avantage lié à la carrière et à la pénibilité de l’emploi d’origine ne peut être conditionné ou limité dans le temps en raison de l’exercice d’un mandat. La Cour protège ainsi non seulement la rémunération immédiate du représentant, mais aussi la constitution de ses droits futurs. Cette solution renforce considérablement la protection contre les discriminations indirectes et différées, garantissant que l’engagement syndical ne se traduise pas par une dégradation des droits à la retraite (CA, versailles, 6 avril 2023, 21/02721, point 25).