Résolution judiciaire d'une cession d'actions : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 17 décembre 2025, n° 24-12.019

Résolution judiciaire d'une cession d'actions : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 17 décembre 2025, n° 24-12.019

I. Rappel des faits

Le 15 décembre 2017, M. [T] [B] a acquis la totalité des actions de la société [B] (devenue CBIMF) détenues par son frère, M. [O] [B]. Le prix de vente n'ayant pas été intégralement payé, le vendeur, M. [O] [B], a assigné l'acquéreur et la société en résolution de la cession en février et mars 2019.
Par un jugement du 6 novembre 2020, la résolution de la cession a été prononcée.
Entre-temps, les 7 avril et 25 juin 2020, des assemblées générales ont eu lieu, auxquelles M. [O] [B] n'a pas été convoqué. Il a donc assigné son frère et la société en nullité de ces assemblées et des délibérations qui y ont été prises.

II. Étapes de la procédure et prétentions des parties

- Première instance : Par un jugement du 6 novembre 2020, le tribunal a fait droit à la demande de M. [O] [B] et a prononcé la résolution de la cession d'actions.
- Seconde instance (action en nullité) : M. [O] [B] a assigné M. [T] [B] et la société CBIMF en nullité des assemblées générales des 7 avril et 25 juin 2020. En défense, ces derniers ont soulevé une fin de non-recevoir, arguant que M. [O] [B] n'avait pas la qualité d'actionnaire à la date des assemblées, faute d'avoir été réinscrit dans les registres de la société.
- Arrêt d'appel (Paris, 5 décembre 2023) : La cour d'appel a rejeté la fin de non-recevoir et annulé les assemblées générales. Elle a jugé que M. [O] [B] avait recouvré sa qualité d'actionnaire du seul fait de la résolution de la cession, sans qu'une inscription des titres à son nom soit nécessaire pour agir.
- Pourvoi en cassation : M. [T] [B] et la société CBIMF se sont pourvus en cassation, reprochant à la cour d'appel d'avoir violé les règles relatives à la qualité pour agir en déclarant l'action de M. [O] [B] recevable.

III. Présentation de la thèse opposée à celle de la Cour de cassation

Les demandeurs au pourvoi (M. [T] [B] et la société CBIMF) soutenaient que la qualité d'actionnaire, condition nécessaire pour agir en nullité des délibérations d'une assemblée générale, ne peut résulter que de l'inscription des actions au compte-titres de l'intéressé. Selon eux, la seule résolution judiciaire de la cession était insuffisante pour conférer à M. [O] [B] la qualité d'actionnaire à la date des assemblées litigieuses. En jugeant le contraire, la cour d'appel aurait violé l'article 31 du code de procédure civile, les articles L. 225-104, L. 225-121 et L. 228-1 du code de commerce, ainsi que l'article L. 211-17 du code monétaire et financier.

IV. Problème de droit

La résolution judiciaire d'une cession d'actions suffit-elle à rétablir le cédant dans sa qualité d'actionnaire et à lui conférer le droit d'agir en nullité des délibérations sociales postérieures à la date d'effet de la résolution, et ce, indépendamment de la réinscription formelle de ses titres dans les registres de la société ?

V. Réponse donnée par la Cour

La Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle énonce qu'en vertu de l'article 1229 du code civil, la résolution judiciaire prend effet, sauf disposition contraire, au jour de l'assignation en justice. Elle en déduit que, dans le cas de la résolution d'une cession d'actions, le cédant est rétabli de plein droit dans ses droits d'actionnaire à cette date. La Cour précise que ce rétablissement est effectif "peu important celle à laquelle la société procède à la réinscription de celui-ci dans son compte individuel d'actionnaire ou dans les registres de titres nominatifs qu'elle tient".

Commentaire d'arrêt

L’arrêt rendu le 17 décembre 2025 par la chambre commerciale de la Cour de cassation offre une clarification essentielle sur l’articulation entre le droit des contrats et le droit des sociétés. En confirmant que la résolution judiciaire d’une cession d’actions rétablit de plein droit le cédant dans sa qualité d’actionnaire, la Haute Juridiction fait prévaloir l’effet substantiel de la sanction contractuelle sur le formalisme de l’inscription des titres. Cette solution consacre la primauté de l’effet rétroactif de la résolution (I), emportant des conséquences directes sur la validité des actes sociaux et la sécurité juridique des délibérations (II).

I. La consécration de la primauté de l'effet substantiel de la résolution judiciaire

La Cour de cassation tranche ici un conflit entre deux logiques : celle, substantielle, de l'anéantissement rétroactif du contrat, et celle, formelle, de l'inscription en compte-titres. Elle affirme sans ambiguïté la prééminence de la première (A), créant ainsi une dérogation notable au principe selon lequel la titularité des droits sociaux est conditionnée par une inscription (B).

A. Le rétablissement de plein droit de la qualité d'actionnaire à la date de l'assignation

En se fondant sur l'article 1229 du code civil, la Cour énonce que la résolution judiciaire d'une cession d'actions a pour effet de "rétablir de plein droit" le cédant dans ses droits d'actionnaire (arrêt commenté, § 7). La date d'effet de ce rétablissement est fixée, en l'absence de précision dans le jugement, au jour de l'assignation en résolution (arrêt commenté, § 5 ; Code civil - Article - 1229). Cette solution s’inscrit dans la logique de la rétroactivité, qui vise à replacer les parties dans la situation où elles se trouvaient avant la conclusion du contrat anéanti.

"Cette solution s’inscrit dans la logique de la rétroactivité, qui vise à replacer les parties dans la situation où elles se trouvaient avant la conclusion du contrat anéanti"

La jurisprudence antérieure a déjà pu considérer, dans un cas de résolution de cession de parts, que les cessionnaires devaient être considérés comme "ayant perdu depuis l'origine leur qualité d'associées" (CA, Aix-en-Provence, 19 mai 2022, 19/07560). L'arrêt commenté applique ce même principe au cédant, qui recouvre ipso facto sa qualité perdue. La cour d'appel de Paris, dans la décision attaquée, avait déjà adopté cette position en jugeant que M. [O] [B] avait retrouvé sa qualité d'actionnaire dès le 4 mars 2019, date de l'assignation (CA, Paris, 5 décembre 2023, 22/04235). La Cour de cassation valide ainsi fermement ce raisonnement.

B. La dissociation du rétablissement de la qualité d'actionnaire et de la formalité de l'inscription

L'apport majeur de l'arrêt réside dans l'affirmation que le rétablissement de la qualité d'actionnaire opère "peu important celle à laquelle la société procède à la réinscription" des titres (arrêt commenté, § 7). La Cour opère une distinction nette entre, d'une part, l'acquisition initiale de la qualité d'actionnaire par transfert, qui requiert une inscription en compte pour être effective (Code monétaire et financier - Article - L211-17 ; Cour de cassation, 2024-09-18, 23-10.4552310455), et, d'autre part, le rétablissement de cette qualité par l'effet d'une décision de justice. Dans ce second cas, la décision judiciaire suffit à elle seule à reconstituer le droit de l'actionnaire, l'inscription n'ayant plus qu'une fonction déclarative et non constitutive. En ce sens, la Cour fait primer l'effet de droit de la résolution sur les exigences formelles des articles L. 228-1 du code de commerce et L. 211-17 du code monétaire et financier. La solution est pragmatique : elle empêche la société ou l'acquéreur défaillant de paralyser les droits du cédant réintégré en retardant volontairement la mise à jour des registres sociaux.

II. Les conséquences étendues du rétablissement rétroactif sur la vie sociale

En sécurisant la position du cédant, l'arrêt fragilise par ricochet les actes sociaux accomplis durant la période litigieuse. Il réaffirme ainsi le lien indissociable entre la qualité d'actionnaire et l'exercice des prérogatives qui y sont attachées (A), tout en créant une zone d'incertitude pour les sociétés confrontées à un tel litige (B).

A. La légitimation de l'action en nullité pour violation des droits de l'actionnaire réintégré

La conséquence directe du principe posé est la recevabilité de l'action de M. [O] [B] en nullité des assemblées générales. Ayant retrouvé sa qualité d'actionnaire rétroactivement à la date de l'assignation en résolution (mars 2019), il aurait dû être convoqué aux assemblées des 7 avril et 25 juin 2020. Le défaut de convocation d'un actionnaire est une cause de nullité des délibérations, conformément à l'article L. 225-104 du code de commerce (Code de commerce - Article - L225-104).

"L'arrêt commenté renforce cette protection en l'étendant à l'actionnaire dont le statut est restauré judiciairement, et ce, même si la société n'en a pas encore tiré les conséquences formelles"

La décision confirme que le cédant réintégré dispose de la qualité et de l'intérêt à agir pour se prévaloir de cette irrégularité. La jurisprudence est constante sur le fait que la qualité d'actionnaire est une condition de recevabilité de l'action (CA, Paris, 29 décembre 2020, 19/13420) et que le non-respect des droits de vote ou de convocation peut justifier l'annulation des résolutions (CA, Paris, 3 janvier 2025, 23/07757). L'arrêt commenté renforce cette protection en l'étendant à l'actionnaire dont le statut est restauré judiciairement, et ce, même si la société n'en a pas encore tiré les conséquences formelles.

B. L'insécurité juridique pesant sur les délibérations sociales et la responsabilité des dirigeants

Si la solution protège le cédant, elle crée une insécurité pour la société et les tiers. Entre la date de l'assignation en résolution et le jugement définitif, qui peut intervenir des mois ou des années plus tard, la société est dans l'incertitude quant à l'identité réelle de ses actionnaires. Les délibérations prises durant cette période sont sous la menace d'une annulation rétroactive si la résolution est prononcée. Cette situation expose la société à une cascade d'annulations, comme l'illustre une jurisprudence ayant ordonné l'annulation de toutes les assemblées générales tenues en l'absence d'un actionnaire réintégré suite à l'annulation d'opérations capitalistiques (CA, Paris, 13 février 2024, 21/06518). Il incombe donc aux dirigeants, dès qu'ils ont connaissance d'une action en résolution d'une cession d'actions, d'agir avec une prudence maximale. Ils pourraient envisager de convoquer les deux parties (cédant et cessionnaire) aux assemblées ou, a minima, de provisionner le risque d'annulation des décisions prises, sous peine d'engager leur responsabilité pour n'avoir pas pris les mesures conservatoires adéquates.

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