Responsabilité civile du dirigeant : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 26 novembre 2025, n° 24-21.022

Responsabilité civile du dirigeant : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 26 novembre 2025, n° 24-21.022

I. Rappel des faits

Une société à responsabilité limitée (EURL/SARL), locataire de locaux commerciaux, a fait l'objet d'une dissolution sans liquidation par transmission universelle de son patrimoine (TUP) à son associé unique. Par la suite, l'activité a été reprise dans les mêmes locaux par une nouvelle société "quasi-homonyme". Le bailleur commercial, créancier de loyers impayés par la société dissoute, a estimé que cette opération avait été orchestrée par l'ancien gérant dans le but d'organiser l'insolvabilité de la société et de se soustraire au paiement de sa dette.

II. Étapes de la procédure et prétentions des parties

Le bailleur commercial a assigné l'ancien gérant en responsabilité personnelle devant le tribunal de commerce, sur le fondement de l'article L. 223-22 du Code de commerce, afin d'obtenir des dommages-intérêts correspondant à sa créance. Le tribunal de commerce a fait droit à sa demande, retenant la faute personnelle du gérant.
La cour d'appel a confirmé ce jugement, jugeant que les manœuvres du gérant (dissolution, TUP, défaut de publicité, reprise de l'activité par une entité interposée) caractérisaient une faute intentionnelle d'une particulière gravité, incompatible avec l'exercice normal de ses fonctions sociales, ayant directement causé un préjudice au bailleur en rendant sa créance irrécouvrable (CA, Rennes, 3 septembre 2024, 23/01062, CA, Paris, 15 septembre 2022, 21/09449).
L'ancien gérant a formé un pourvoi en cassation. Il soutenait que sa responsabilité personnelle ne pouvait être engagée, car les actes qui lui étaient reprochés (réalisation d'une TUP, gestion de la société) s'inscrivaient dans le cadre de ses fonctions de dirigeant et ne constituaient pas une faute "séparable" de celles-ci.

III. Présentation de la thèse opposée à celle de la Cour de cassation

La thèse du pourvoi, défendue par l'ancien gérant, reposait sur une application stricte de la jurisprudence traditionnelle relative à la responsabilité des dirigeants. Selon cette thèse, la responsabilité personnelle d'un gérant envers un tiers ne peut être engagée que si la faute commise est "séparable" ou "détachable" de ses fonctions. Or, la décision de procéder à une TUP est un acte de gestion sociale. Ainsi, même si cette opération a eu des conséquences préjudiciables pour un créancier, la faute qui en découle est une faute de gestion imputable à la société, et non une faute personnelle au gérant. Le simple fait de ne pas s'être comporté en "gérant avisé" ou d'avoir procédé à des opérations légales de restructuration ne suffit pas à caractériser la faute intentionnelle d'une particulière gravité requise pour engager sa responsabilité personnelle (CA, Aix-en-Provence, arret, 2024-11-28, 21/00905, CA, Limoges, 29 septembre 2015, 14/00594).

IV. Problème de droit

La faute d'un gérant qui, par une opération de dissolution sans liquidation (TUP) et de reprise de l'activité par une société interposée, organise l'insolvabilité de la société locataire afin de faire échec aux droits de son bailleur commercial, constitue-t-elle une faute engageant sa responsabilité personnelle sur le fondement de l'article L. 223-22 du Code de commerce ?

V. Réponse de la Cour de cassation

La Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle estime que le comportement du gérant, consistant à organiser l'insolvabilité de la société et à dissimuler des informations à son créancier par le biais d'une opération de restructuration, caractérise une "volonté de tromper son cocontractant" et constitue une "faute grave incompatible avec l'exercice des fonctions sociales".
Une telle faute engage la responsabilité personnelle de son auteur sur le fondement de l'article L. 223-22 du Code de commerce.

Commentaire d'arrêt

L'arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 26 novembre 2025 s'inscrit dans un courant jurisprudentiel visant à renforcer la protection des créanciers face aux manœuvres frauduleuses de certains dirigeants sociaux lors de restructurations. En retenant la responsabilité personnelle d'un gérant ayant utilisé une transmission universelle de patrimoine (TUP) pour organiser l'insolvabilité de sa société au détriment d'un bailleur, la Haute Juridiction confirme une conception exigeante de la loyauté du dirigeant. Cette décision clarifie les conditions d'engagement de la responsabilité personnelle du gérant dans un tel contexte (I) et vient sanctionner le détournement de finalité d'un mécanisme légal de restructuration (II).

I. La confirmation d'une conception extensive de la faute personnelle du dirigeant

Cet arrêt est notable en ce qu'il qualifie de faute personnelle des agissements s'inscrivant dans un cadre de restructuration a priori légal. Il se fonde sur l'intention frauduleuse (A) et semble ainsi assouplir le critère traditionnel de la faute séparable (B).

A. La caractérisation de la faute par l'intention de nuire au créancier

La Cour de cassation ne se contente pas d'analyser l'acte de gestion en lui-même (la TUP), mais en recherche la finalité. La faute n'est pas la TUP, mais la "volonté de tromper son cocontractant" et "d'organiser l'insolvabilité" de la société (CA, Paris, 15 septembre 2022, 21/09449). Ce faisant, la Cour s'aligne sur la position de juges du fond qui avaient déjà considéré que la persistance dans des manquements aux obligations de publicité, traduisant une "volonté de rendre plus difficile le recouvrement" d'une créance de loyers, constituait une faute personnelle (CA, Rennes, 3 septembre 2024, 23/01062).
"La faute n'est pas la TUP, mais la "volonté de tromper son cocontractant" et "d'organiser l'insolvabilité" de la société"
L'arrêt du 26 novembre 2025 établit donc clairement que l'intention frauduleuse, c'est-à-dire la volonté délibérée de porter préjudice à un tiers en utilisant des outils juridiques, est le critère déterminant pour qualifier la faute du dirigeant. Le montage juridique (TUP, société quasi-homonyme) devient ainsi le support matériel de la faute intentionnelle.

B. Un dépassement du débat sur le caractère "séparable" de la faute

Traditionnellement, la jurisprudence exigeait la démonstration d'une faute "séparable" des fonctions, définie comme une faute "intentionnelle d'une particulière gravité incompatible avec l'exercice normal des fonctions sociales" (Cour de cassation - 21 septembre 2022 - 19-19.672, Tribunal judiciaire - 05 avril 2024 - 21/08109). Cette exigence a souvent conduit les cours d'appel à rejeter des actions en responsabilité, considérant que des actes de gestion, même dommageables, n'étaient pas "détachables" des fonctions (CA, Limoges, 29 septembre 2015, 14/00594).
Ici, la Cour de cassation semble considérer que l'organisation frauduleuse de l'insolvabilité de la société est, par nature, une faute d'une gravité telle qu'elle est nécessairement incompatible avec l'exercice normal des fonctions sociales. Plutôt que de s'engager dans une distinction subtile entre faute de gestion et faute personnelle, elle juge que la "volonté de tromper" fait basculer l'acte dans la catégorie des fautes engageant la responsabilité personnelle du dirigeant. Cet arrêt confirme donc que des manœuvres frauduleuses, même accomplies via des actes de gestion, constituent une faute personnelle engageant la responsabilité du gérant sur le fondement direct de l'article L. 223-22 du Code de commerce (CA, Paris, 15 septembre 2022, 21/09449).

II. La sanction du détournement des mécanismes de restructuration

Au-delà de la personne du dirigeant, l'arrêt porte une appréciation sévère sur l'utilisation des outils de restructuration. Il vient sanctionner la TUP lorsqu'elle est utilisée comme un instrument de fraude (A), offrant ainsi une protection renforcée aux créanciers, et notamment aux bailleurs commerciaux (B).

A. La TUP, un outil légal dévoyé de sa finalité

La TUP, prévue par l'article 1844-5 du Code civil, est un mécanisme de simplification juridique. Cependant, la jurisprudence a déjà montré sa capacité à neutraliser ses effets en cas de fraude, soit en la déclarant inopposable aux créanciers (Tribunal de commerce, 2025-01-24, 2024052740), soit en l'annulant purement et simplement lorsqu'elle vise à faire échec à une procédure collective (CA, Paris, 23 septembre 2010, 09/22178).
"Les outils d'ingénierie sociétaire ne sauraient servir de paravent à des comportements déloyaux visant à léser les droits des tiers"
L'arrêt du 26 novembre 2025 franchit une étape supplémentaire. Il ne se contente pas de neutraliser les effets de l'opération sur le plan sociétaire ; il en tire des conséquences sur le plan personnel pour son instigateur. En engageant la responsabilité du gérant, la Cour de cassation sanctionne le détournement de l'esprit de la loi. Elle envoie un signal fort : les outils d'ingénierie sociétaire ne sauraient servir de paravent à des comportements déloyaux visant à léser les droits des tiers.

B. Une portée pratique significative pour la protection du bailleur commercial

Cette décision revêt une importance pratique considérable pour les créanciers, au premier rang desquels les bailleurs commerciaux, souvent démunis face à la "disparition" organisée de leur locataire. Elle leur offre une voie d'action directe contre le patrimoine personnel du dirigeant, qui est souvent la seule issue lorsque la société débitrice a été vidée de ses actifs.
Pour un juriste conseillant un bailleur dans une situation similaire, cet arrêt fournit une feuille de route claire. La preuve de la faute du gérant pourra être rapportée par un faisceau d'indices : la chronologie des opérations (décision de TUP coïncidant avec l'accumulation des impayés), la création d'une société "quasi-homonyme", la continuité de l'exploitation dans les mêmes locaux, et le défaut ou le retard dans les formalités de publicité visant à masquer l'opération (CA, Rennes, 3 septembre 2024, 23/01062). En validant l'engagement de la responsabilité personnelle dans de telles circonstances, la Cour de cassation offre aux créanciers une arme efficace contre l'organisation frauduleuse d'insolvabilité.

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