Responsabilité des conseils dans l'apport-cession : Arrêt du Tribunal judiciaire de Nîmes, 20 août 2025, RG n° 23/00595

I. Rappel des faits
Des époux ont réalisé une opération d’apport de titres à une société holding qu’ils contrôlaient, dans le but de bénéficier du régime de report d’imposition de la plus-value prévu à l’article 150-0 B ter du Code général des impôts. Pour la mise en place de ce montage, ils ont été conseillés par un avocat et un expert-comptable.
Suite à la cession des titres par la holding, le réinvestissement du produit de cession s'est avéré insuffisant au regard des exigences légales. En conséquence, l'administration fiscale a remis en cause le report d'imposition et a procédé à un redressement fiscal à l'encontre des époux.
II. Procédure et thèses en présence
Les époux ont assigné l’avocat et l’expert-comptable en responsabilité civile professionnelle devant le Tribunal Judiciaire de Nîmes, sollicitant l'indemnisation de leur préjudice fiscal et moral.
Thèse des demandeurs (les époux) : Ils soutenaient que les professionnels avaient manqué à leur obligation de conseil, d'information et de mise en garde en ne s’assurant pas que les conditions du régime de faveur étaient réunies et pérennes, notamment le seuil de réinvestissement. Ils estimaient que cette faute était la cause directe et certaine de leur préjudice, justifiant une réparation intégrale.
Thèse des défendeurs (l’avocat et l’expert-comptable) : Ils contestaient leur faute. L’avocat a par ailleurs formé un appel en garantie contre l'expert-comptable. Implicitement, la défense pouvait soutenir que le préjudice ne constituait qu'une perte de chance d’éviter l’impôt (conduisant à une indemnisation partielle) et non un préjudice direct et certain, l'impôt étant en principe légalement dû.
III. Problème de droit
Le manquement d'un avocat et d'un expert-comptable à leur obligation de conseil, ayant conduit à un réinvestissement insuffisant dans le cadre d'une opération d'apport-cession et provoqué un redressement fiscal, constitue-t-il une faute engageant leur responsabilité pour l'intégralité du préjudice fiscal et moral subi par leur client, ou seulement pour une perte de chance ?
IV. Solution du tribunal judiciaire
Le Tribunal Judiciaire de Nîmes retient la responsabilité civile professionnelle solidaire de l’avocat et de l’expert-comptable.
Il juge que « chacun des professionnels, avocat et expert-comptable, a commis une faute ayant conduit au préjudice des époux [S] » en manquant à leur obligation de conseil, d'information et de mise en garde sur le respect du seuil de réinvestissement.
Le Tribunal écarte la qualification de perte de chance et retient un lien de causalité direct entre les fautes et le préjudice. Il considère que le dommage est « consommé » et la conséquence directe du défaut de conseil.
"Le Tribunal Judiciaire de Nîmes retient la responsabilité civile professionnelle solidaire de l’avocat et de l’expert-comptable."
En conséquence, il condamne solidairement les deux professionnels et leurs assureurs respectifs à indemniser l’intégralité du préjudice, comprenant le principal de l’impôt (102 213,60 €), les majorations (10 221,60 €), les intérêts moratoires (5 869,12 €) et un préjudice moral (5 000 €). Le Tribunal rejette l’appel en garantie de l’avocat contre l’expert-comptable.
Commentaire d'arrêt
Le jugement rendu par le Tribunal Judiciaire de Nîmes le 20 août 2025 est notable en ce qu'il engage la responsabilité solidaire de l'avocat et de l'expert-comptable pour un manquement à leur devoir de conseil dans une opération d'apport-cession. La décision se distingue par la qualification du préjudice, qui permet une réparation intégrale au lieu d'une simple indemnisation pour perte de chance. Il convient d'analyser la caractérisation de la faute et de son lien direct avec le dommage (I), avant d'examiner la portée de la réparation accordée et ses conséquences pour les professionnels (II).
I. La consécration d’une responsabilité de plein exercice fondée sur un manquement caractérisé au devoir de conseil
Le Tribunal établit la responsabilité des professionnels en retenant une faute caractérisée dans l’exécution de leur mission de conseil (A) et en la reliant directement au préjudice fiscal, écartant ainsi la notion de perte de chance (B).
A. La double faute de l'avocat et de l'expert-comptable dans la sécurisation de l'opération
Le jugement retient une faute à l'encontre de chacun des deux professionnels, considérant qu'ils ont manqué à leur devoir de conseil, d'information et de mise en garde (Tribunal Judiciaire, 2024-11-12, 24/00488). L'obligation de l'avocat rédacteur d'actes de veiller à la pérennité des conditions d'un régime fiscal de faveur est ici rappelée avec force.
"L'obligation de l'avocat rédacteur d'actes de veiller à la pérennité des conditions d'un régime fiscal de faveur est ici rappelée avec force."
Plus précisément, le Tribunal a reproché à l'avocat de ne pas avoir « assuré l’efficacité de son montage et de ses actes » en n'alertant pas ses clients que le réinvestissement partiel était insuffisant pour respecter la condition légale. De même, l'expert-comptable a été jugé fautif pour n’avoir « à aucun moment » alerté ses clients sur la nécessité de compléter le réinvestissement pour atteindre le seuil requis. Le jugement souligne que la simple mention de l'obligation de réinvestissement dans un acte ne suffit pas à exonérer les conseillers de leur responsabilité, leur devoir s'étendant à la garantie de l'efficacité de l'opération conseillée.
B. Le rejet de la perte de chance au profit d’un lien de causalité direct et certain
La principale portée de ce jugement réside dans la qualification du lien de causalité. Alors que la jurisprudence qualifie souvent le préjudice issu d'un défaut de conseil fiscal de « perte de chance » d’éviter l’impôt ou de contracter à des conditions plus avantageuses, le Tribunal de Nîmes a retenu un lien de causalité direct et certain.
"le Tribunal considère que le dommage n'est pas une simple éventualité perdue, mais un préjudice réalisé et directement imputable aux manquements des conseillers."
Il a jugé le préjudice « consommé », car il est la « conséquence directe du défaut de conseil ayant mené à un redressement fiscal ». En estimant que, sans la faute, l'impôt n'aurait pas été dû, le Tribunal considère que le dommage n'est pas une simple éventualité perdue, mais un préjudice réalisé et directement imputable aux manquements des conseillers.
II. La réparation intégrale du préjudice et ses implications pour les co-responsables
La reconnaissance d'un préjudice direct et certain emporte des conséquences majeures quant à l'étendue de la réparation (A) et à la répartition de sa charge entre les co-auteurs et leurs garants (B).
A. L'indemnisation exceptionnelle du principal de l'impôt
En principe, le paiement de l'impôt légalement dû ne constitue pas un préjudice indemnisable. Toutefois, le jugement applique l'exception à ce principe, admise lorsqu'il est prouvé que, « dûment informé ou conseillé, le contribuable n'aurait pas été exposé au paiement de l'impôt ou aurait acquitté un impôt moindre ».
En l'espèce, le Tribunal a considéré que la faute des professionnels était la cause même de l'exposition à l'impôt, justifiant ainsi l'indemnisation de son principal (102 213,60 €), en plus des majorations (10 221,60 €) et des intérêts moratoires (5 869,12 €). Cette solution, bien que fondée, reste une exception qui suppose de démontrer une causalité très forte. Le Tribunal a par ailleurs complété cette réparation en allouant 5 000 € au titre du préjudice moral, reconnaissant ainsi les troubles subis par les clients.
B. Les effets de la condamnation : solidarité passive et garantie des assureurs
Le Tribunal a prononcé une condamnation « solidairement » à l'encontre de l'avocat et de l'expert-comptable, ce qui permet aux victimes de réclamer la totalité de l'indemnisation à l'une ou l'autre des parties condamnées. Le rejet de l'appel en garantie de l'avocat contre l'expert-comptable confirme que le Tribunal a considéré que chacun avait commis une faute d'égale gravité. La contribution finale à la dette entre les deux professionnels devra, le cas échéant, se régler ultérieurement à proportion de la gravité de leurs fautes respectives.
"le Tribunal a considéré que chacun avait commis une faute d'égale gravité."
Enfin, la condamnation des assureurs respectifs à « relever et garantir » leurs assurés assure l'effectivité de l'indemnisation pour les victimes, tout en soulignant le rôle essentiel de l'assurance de responsabilité civile professionnelle dans la couverture des risques inhérents aux métiers du conseil.