Responsabilité du cessionnaire temporaire de parts sociales : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 17 décembre 2025, n° 23-18.998

I. Rappel des faits
Un tiers à un contrat de prestation de services a subi un préjudice du fait d'un manquement contractuel de l'un des cocontractants. Ce contrat contenait une clause limitant la responsabilité du prestataire en cas de défaillance. Le tiers victime a engagé une action en responsabilité délictuelle contre le prestataire pour obtenir la réparation intégrale de son dommage.
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
Le tiers victime a assigné le prestataire défaillant devant les juridictions du fond sur le fondement de la responsabilité délictuelle (art. 1240 C. civ.) afin d'obtenir la réparation de son préjudice.
En défense, le prestataire a opposé la clause limitative de responsabilité stipulée dans le contrat le liant à son propre client, soutenant que cette limitation devait s'appliquer également à l'action du tiers.
La cour d'appel a fait droit à la demande du tiers victime en écartant l'application de la clause limitative de responsabilité. Elle a retenu que, en vertu du principe de l'effet relatif des conventions (ancien art. 1165 C. civ., ajd. art. 1199 C. civ.), une telle clause n'est pas opposable au tiers, qui n'était pas partie au contrat. Le prestataire a alors formé un pourvoi en cassation.
III. Présentation de la thèse opposée à celle de la Cour de cassation
La thèse de la cour d'appel, que la Cour de cassation censure, repose sur une application stricte du principe de l'effet relatif des contrats. Selon cette thèse, un tiers ne peut se voir opposer les stipulations d'un contrat auquel il est étranger. Par conséquent, une clause limitant la responsabilité, qui ne lie que les parties signataires, est inopposable au tiers qui agit sur le fondement de la responsabilité délictuelle, même si son action découle d'un manquement à ce même contrat. Le tiers aurait donc droit à une réparation intégrale, sans que la limite contractuellement convenue ne puisse lui être appliquée. Cette position vise à protéger le tiers, qui ne doit pas subir les contraintes d'un accord qu'il n'a pas négocié (inspiration de la logique de l'arrêt CA Caen, 27 novembre 2025, 22/00563).
IV. Problème de droit
Le tiers à un contrat, qui invoque sur le fondement de la responsabilité délictuelle un manquement contractuel lui ayant causé un dommage, peut-il se voir opposer les clauses limitant la responsabilité stipulées dans ce contrat ?
V. Réponse donnée par la Cour de cassation
La Cour de cassation répond par l'affirmative et casse et annule l'arrêt de la cour d'appel au visa des articles 1134 et 1165 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016, et l'article 1240 du même code.
La Cour de cassation affirme que le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel préjudiciable, peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s'appliquent dans les relations entre les contractants. Elle juge qu'en refusant d'appliquer la clause limitative de responsabilité au motif qu'elle était inopposable au tiers, la cour d'appel a violé les textes susvisés. La Haute Juridiction estime que le tiers ne saurait disposer de plus de droits que ceux dont le créancier contractuel lui-même dispose.
Commentaire d'arrêt
L'arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 17 décembre 2025 s'inscrit dans le prolongement direct d'une évolution jurisprudentielle majeure concernant l'articulation entre responsabilité contractuelle et délictuelle. En cassant un arrêt d'appel qui refusait d'opposer une clause limitative de responsabilité à un tiers, la Haute Juridiction consolide avec force le principe selon lequel les limites de la responsabilité contractuelle encadrent également l'action délictuelle du tiers victime d'un manquement. Cette décision, très attendue, vient clarifier et renforcer une solution initiée en 2024.
Il convient ainsi d'analyser la portée de cette solution, qui parachève une réorientation de la jurisprudence en matière d'opposabilité des clauses aux tiers (I), avant d'envisager ses implications pratiques et les questions qu'elle laisse en suspens (II).
I. La consolidation de l'opposabilité des clauses limitatives de responsabilité au tiers victime
Cet arrêt marque une étape décisive en confirmant une évolution jurisprudentielle majeure (A) dont le fondement logique repose sur une nouvelle appréhension des droits du tiers (B).
A. Le parachèvement d'une évolution jurisprudentielle majeure
La solution dégagée par la Cour de cassation vient mettre un terme aux incertitudes nées d'un important revirement de jurisprudence. Traditionnellement, le principe de l'effet relatif des contrats (art. 1199 C. civ.) conduisait à juger qu'un tiers ne pouvait se voir opposer les clauses d'un contrat qu'il n'avait pas signé.
Toutefois, un arrêt du 3 juillet 2024 a amorcé un changement radical en admettant que le tiers « peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité » prévues au contrat. Cette nouvelle orientation a été suivie par certaines cours d'appel (CA, Versailles, arrêt, 2025-11-18, 23/06765), mais a aussi suscité des résistances, telle la cour d'appel de Caen qui, par prudence, a refusé d'en faire une application immédiate au nom du droit d'accès au juge (CA, Caen, arrêt, 2025-11-27, 22/00563).
"Traditionnellement, le principe de l'effet relatif des contrats (art. 1199 C. civ.) conduisait à juger qu'un tiers ne pouvait se voir opposer les clauses d'un contrat qu'il n'avait pas signé"
L'arrêt commenté du 17 décembre 2025 tranche ce débat. En cassant une décision qui s'en tenait à la logique antérieure, la chambre commerciale ne se contente pas de réitérer le principe de 2024 : elle le consolide et lui confère une autorité incontestable, unifiant ainsi l'état du droit positif. Désormais, l'opposabilité des clauses limitatives de responsabilité au tiers agissant sur le terrain délictuel est la règle.
B. Le fondement logique de la solution : l'alignement des droits du tiers sur ceux du créancier contractuel
Le raisonnement de la Cour de cassation repose sur une logique de cohérence. Puisque le droit à réparation du tiers trouve sa source dans le manquement à une obligation contractuelle, il ne peut ignorer le cadre dans lequel cette obligation a été définie. La Cour estime que le tiers ne saurait se prévaloir d'une situation plus favorable que celle du créancier contractuel lui-même.
Cette approche, déjà esquissée dans des décisions antérieures (CA, Versailles, arret, 2025-03-12, 24/04932, concernant une clause de prescription), consacre l'idée que l'action du tiers est dépendante de la sphère contractuelle. En invoquant la violation du contrat, le tiers s'expose logiquement à l'ensemble de ses stipulations relatives à la responsabilité. Permettre au tiers d'obtenir une réparation intégrale là où le cocontractant direct aurait été limité par une clause reviendrait à rompre l'équilibre économique du contrat (CA, Caen, arret, 2025-11-27, 22/00563) et à méconnaître les prévisions des parties.
II. Les implications et les nouvelles interrogations soulevées par la solution
Si cet arrêt renforce la prévisibilité contractuelle (A), il ne lève pas toutes les incertitudes et laisse ouvertes certaines limites à cette nouvelle règle (B).
A. Le renforcement de la prévisibilité contractuelle et de la sécurité juridique
La principale vertu de cette décision est de renforcer la sécurité juridique pour les opérateurs économiques. En intégrant le risque lié aux tiers dans le périmètre des clauses limitatives de responsabilité, la Cour de cassation permet aux contractants d'évaluer plus précisément l'étendue de leurs engagements et des risques encourus. L'économie générale du contrat est ainsi préservée, le débiteur de l'obligation n'étant pas exposé à une responsabilité illimitée envers des tiers qu'il ne maîtrise pas.
"La Cour de cassation permet aux contractants d'évaluer plus précisément l'étendue de leurs engagements et des risques encourus"
Cette solution favorise la prévisibilité, essentielle en droit des affaires, et permet une meilleure adéquation des garanties et des polices d'assurance aux risques réellement couverts. Elle aligne le droit français sur une logique pragmatique, où le régime de responsabilité applicable à un manquement est unifié, qu'il soit invoqué par une partie ou par un tiers.
B. Les limites persistantes et les questions en suspens
Malgré sa clarté, la portée de l'arrêt n'est pas absolue. La première limite, bien établie, demeure celle de la faute lourde ou dolosive du débiteur. Comme le rappelle l'arrêt de la CA Versailles du 18 novembre 2025, une telle faute, définie comme "une négligence d'une extrême gravité, confinant au dol", a pour effet d'écarter l'application de la clause limitative de responsabilité (CA, Versailles, arret, 2025-11-18, 23/06765), et ce, tant à l'égard du cocontractant que du tiers.
Ensuite, se pose la question de l'étendue de la solution aux autres types de clauses. Si elle s'applique clairement aux clauses limitatives de responsabilité et probablement aux clauses de prescription (CA, Versailles, arret, 2025-03-12, 24/04932) ou de forclusion (CA, Toulouse, ordonnance, 2025-05-15, 24/03323), son application aux clauses purement procédurales, comme les clauses de conciliation préalable obligatoire, reste plus débattue. Certaines décisions de fond ont en effet montré des réticences à les opposer aux tiers (Tribunal Judiciaire, 2025-06-12, 23/07305), bien que d'autres aillent dans ce sens (CA, Toulouse, 13 juin 2022, 20/00637). L'arrêt du 17 décembre 2025, centré sur une clause limitative, ne tranche pas explicitement cette question, qui continuera d'alimenter le contentieux.