Responsabilité pénale des personnes morales : Arrêt de la Cour de cassation, chambre criminelle, 28 octobre 2025, n° 24-86.438

I. Rappel des faits
Une société, la société [1], a été poursuivie pour des faits de blessures involontaires commis le 2 mai 2017. Ces blessures, ayant entraîné une incapacité totale de travail (ITT) inférieure ou égale à trois mois, résultaient d'une violation manifestement délibérée par la société d'une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement.
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
- Première instance : La société [1] a été déclarée coupable de blessures involontaires et condamnée, entre autres, à une peine d’affichage de la décision.
- Appel : La société et le ministère public ont interjeté appel. Par un arrêt du 6 septembre 2024, la cour d'appel de Paris a confirmé la culpabilité de la société, l'a condamnée à une amende de 50 000 euros et a ordonné cumulativement l'affichage de la décision au siège social et sa diffusion sur le site internet de l'entreprise pour une durée de deux mois.
- Pourvoi en cassation : La société [1] a formé un pourvoi en cassation. Elle soutenait que la cour d'appel avait violé les articles 111-3, 131-39 et 222-21 du Code pénal. Selon son moyen, l'article 131-39, 9° du Code pénal, applicable aux personnes morales, ne prévoit que l'affichage « ou » la diffusion de la décision. En prononçant les deux peines cumulativement, la cour d'appel aurait méconnu le principe de légalité des peines, qui interdit de punir d'une peine non prévue par la loi.
III. Présentation de la thèse opposée à celle de la Cour de cassation
La thèse de la société demanderesse au pourvoi était que les peines d'affichage et de diffusion d'une décision de justice sont alternatives et non cumulatives. En se fondant sur la lettre de l'article 131-39, 9° du Code pénal qui utilise la conjonction disjonctive « ou », la société soutenait qu'un juge ne peut ordonner simultanément ces deux mesures sans excéder ses pouvoirs et violer le principe fondamental de la légalité des délits et des peines.
IV. Problème de droit
Les peines complémentaires d’affichage et de diffusion d’une décision de justice, prévues par l’article 131-39, 9° du Code pénal pour les personnes morales, peuvent-elles être prononcées de manière cumulative par une juridiction de jugement ?
V. Réponse de la Cour de cassation
La Cour de cassation répond par l'affirmative et rejette le pourvoi.
Elle énonce que, si l'article 222-21 du Code pénal renvoie bien aux peines de l'article 131-39 pour les personnes morales, les modalités d'application de la peine d'affichage ou de diffusion sont régies par l'article 131-35 du même code, auquel renvoie l'article 131-38.
Or, la Cour souligne que l'article 131-35, dans sa rédaction issue de la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011, dispose expressément que « l'affichage et la diffusion peuvent être ordonnés cumulativement ».
Par conséquent, la cour d'appel n'a commis aucune erreur de droit en ordonnant à la fois l'affichage de la décision au siège de la société et sa diffusion sur son site internet.
Commentaire d'arrêt
L’arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 28 octobre 2025 offre une clarification importante sur le régime des peines complémentaires applicables aux personnes morales. En validant le cumul des peines d’affichage et de diffusion d’une décision de condamnation, la Haute Juridiction confirme une évolution législative visant à renforcer l’arsenal répressif en matière de délinquance d’entreprise. Cette décision est l'occasion de revenir sur la consécration de ce cumul (I), avant d'en analyser la portée à l'égard des personnes morales (II).
I. La consécration légale et jurisprudentielle du cumul des peines d'affichage et de diffusion
La solution retenue par la Cour de cassation s'appuie sur une interprétation combinée des textes qui, tout en résolvant une ambiguïté apparente (A), entérine une évolution législative majeure ayant mis fin à une jurisprudence antérieure contraire (B).
A. La résolution d'une apparente contradiction textuelle
Le moyen soulevé par la société condamnée reposait sur une lecture littérale de l’article 131-39, 9° du Code pénal, qui prévoit pour les personnes morales « L'affichage de la décision prononcée ou la diffusion de celle-ci ». L'emploi de la conjonction « ou » semblait, au regard du principe de légalité des peines (article 111-3 du Code pénal), interdire tout cumul.
"La Cour établit ainsi une hiérarchie fonctionnelle entre les textes : l’article 131-39 liste les peines encourues, tandis que l’article 131-35 en fixe les modalités d’application"
Toutefois, la Cour de cassation écarte cette interprétation en opérant une lecture systémique du Code pénal. Elle rappelle que, pour les personnes morales, l'article 131-38 précise que la peine d'affichage ou de diffusion est prononcée dans les conditions de l'article 131-35 (Arrêt, point 5). C'est cet article 131-35 qui constitue le texte de référence définissant le régime et les modalités d'exécution de ces peines. Or, dans sa rédaction issue de la loi du 17 mai 2011, ce texte dispose sans ambiguïté que « L'affichage et la diffusion peuvent être ordonnés cumulativement » (Code pénal - Article - 131-35). La Cour établit ainsi une hiérarchie fonctionnelle entre les textes : l’article 131-39 liste les peines encourues, tandis que l’article 131-35 en fixe les modalités d’application. C’est donc ce dernier qui prévaut pour déterminer si un cumul est possible.
B. La confirmation d'une évolution législative mettant fin à une jurisprudence antérieure
Cette décision du 28 octobre 2025 vient clore un débat juridique ancien. Avant la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011, la jurisprudence de la chambre criminelle, appliquant strictement le principe de légalité, interdisait le cumul de l'affichage et de la diffusion lorsque les textes ne le prévoyaient pas expressément. Des décisions antérieures avaient ainsi cassé des arrêts de cours d'appel ayant prononcé un tel cumul, au motif que les textes applicables utilisaient la conjonction « ou » (Cour de cassation, arret, 2005-11-22, 04-87.646, Cour de cassation, arret, 2003-09-02, 02-81.292).
L'intervention du législateur en 2011, en modifiant l'article 131-35, a précisément eu pour objet de renverser cette jurisprudence et de doter le juge d'une faculté de cumul. L'arrêt commenté est la confirmation éclatante que cette volonté législative est désormais pleinement intégrée dans l'interprétation de la Cour de cassation. En rejetant le pourvoi, la Cour acte la fin de l'ancienne prohibition et valide sans réserve la nouvelle faculté offerte au juge, alignant ainsi la jurisprudence sur l'état actuel du droit positif.
II. La portée renforcée de la sanction à l'égard des personnes morales
En validant ce cumul, la Cour de cassation renforce l'efficacité d'une sanction particulièrement adaptée à la criminalité d'entreprise (A), tout en rappelant implicitement le rôle central du juge dans la proportionnalité de la peine (B).
A. Un instrument de répression adapté à la délinquance d'affaires
La peine d'affichage et de diffusion vise directement la réputation de la personne morale, un de ses actifs immatériels les plus précieux. Le cumul de ces deux modalités de publicité accroît considérablement l'impact de la sanction. L'affichage au siège social (Arrêt, point 4) a une portée interne et locale, visant à informer les salariés et les partenaires directs. La diffusion sur le site internet de l'entreprise, quant à elle, assure une publicité bien plus large, accessible au grand public, aux clients, aux concurrents et aux investisseurs potentiels (Code pénal - Article - 131-35).
"L'affichage au siège social a une portée interne et locale, contrairement à la diffusion sur le site internet de l'entreprise, qui assure une publicité bien plus large"
Dans le cas d'espèce, une condamnation pour blessures involontaires par manquement à une obligation de sécurité (Arrêt, point 2), le cumul de ces peines apparaît comme un puissant vecteur de prévention. Il sanctionne non seulement l'infraction commise mais sert également d'avertissement quant au respect des normes de sécurité, un enjeu majeur pour la responsabilité sociale et pénale des entreprises (Code pénal - Article - 222-21). Cette double publicité renforce le caractère dissuasif et pédagogique de la peine.
B. L'articulation avec le pouvoir d'appréciation du juge
L'arrêt confirme que le cumul est une *faculté* pour le juge et non une obligation. L'article 131-35 du Code pénal dispose que les peines « peuvent » être ordonnées cumulativement. Cette formulation préserve le pouvoir d'appréciation souverain des juges du fond. Il leur appartient de décider, au cas par cas, de l'opportunité de prononcer l'affichage, la diffusion, ou les deux, en fonction de la gravité des faits, de la personnalité de la personne morale, du dommage causé et de l'impact recherché.
Cette marge d'appréciation est essentielle pour garantir le respect du principe de proportionnalité de la peine. Les juges du fond doivent motiver leur choix afin d'adapter la sanction à chaque situation spécifique (Code pénal - Article - 131-35, note sur la nécessité de motivation). L'arrêt du 28 octobre 2025 ne fait donc que valider la légalité d'un outil supplémentaire dans l'arsenal du juge, à charge pour ce dernier de l'utiliser avec discernement pour assurer une répression juste et efficace.