Responsabilité pour insuffisance d'actif : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 1er octobre 2025, Pourvoi n° 23-12.234

Responsabilité pour insuffisance d'actif : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 1er octobre 2025, Pourvoi n° 23-12.234

I. Rappel des faits

À la suite de la mise en liquidation judiciaire d’une société, une insuffisance d’actif a été constatée. Le liquidateur judiciaire a engagé une action en responsabilité pour insuffisance d'actif à l'encontre du dirigeant de la société, lui reprochant une ou plusieurs fautes de gestion ayant contribué à cette insuffisance.

II. Étapes de la procédure et prétentions des parties

Saisi par le liquidateur, le tribunal de commerce de Roanne a condamné le dirigeant à supporter une partie de l'insuffisance d'actif. Le dirigeant a interjeté appel de cette décision.
La cour d’appel de Lyon, dans un arrêt du 1er décembre 2022, a confirmé la condamnation du dirigeant.
Ce dernier a alors formé un pourvoi en cassation. Il soutenait que le montant de sa condamnation était disproportionné au regard de sa situation patrimoniale et de ses revenus. Il arguait que les juges du fond ne pouvaient le condamner à une somme qu'il était manifestement incapable de régler, et que ce faisant, ils méconnaissaient le principe de proportionnalité.
Le liquidateur judiciaire, défendeur au pourvoi, a conclu au rejet des prétentions du dirigeant.

III. Présentation de la thèse opposée à celle de la Cour de cassation

La thèse du demandeur au pourvoi (le dirigeant) consistait à soutenir que la condamnation au titre de la responsabilité pour insuffisance d'actif, fondée sur l'article L. 651-2 du Code de commerce, devait être proportionnée non seulement à la gravité de la faute et à sa contribution au passif, mais également aux capacités financières personnelles du dirigeant (son patrimoine et ses revenus). Selon cette thèse, condamner un dirigeant au-delà de ses facultés contributives réelles reviendrait à prononcer une sanction excessive et inefficace.

IV. Problème de droit

La détermination du montant de la condamnation d'un dirigeant en comblement de l'insuffisance d'actif doit-elle prendre en compte sa situation personnelle, notamment son patrimoine et ses revenus ?

V. Réponse donnée par la Cour de cassation

La Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle juge que la détermination de la contribution du dirigeant à l'insuffisance d'actif, en application de l'article L. 651-2 du Code de commerce, n'a pas à être proportionnée à sa situation personnelle, qu'il s'agisse de son patrimoine ou de ses revenus.

Commentaire d'arrêt

L’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 1er octobre 2025, bien que non publié au Bulletin, offre une clarification notable sur l’appréciation du montant de la condamnation d’un dirigeant au titre de la responsabilité pour insuffisance d’actif. En rejetant le pourvoi d’un dirigeant qui invoquait la disproportion de sa condamnation par rapport à ses capacités financières, la haute juridiction réaffirme avec force l’autonomie des critères de fixation de cette sanction. Cette décision s’inscrit dans une logique de protection des créanciers et de responsabilisation des dirigeants, tout en précisant les contours du principe de proportionnalité en la matière. Il convient ainsi d'analyser la portée de cette décision, qui confirme une jurisprudence bien établie tout en y apportant une précision bienvenue (I), avant de la replacer dans le cadre plus large des critères de mise en œuvre de cette responsabilité spécifique (II).

I. Le principe de non-proportionnalité de la condamnation à la situation personnelle du dirigeant : confirmation et précision

La Cour de cassation, par cette décision de rejet, consolide sa jurisprudence sur l'indifférence de la situation personnelle du dirigeant (A) tout en y ajoutant une précision sémantique qui lève toute ambiguïté (B).

A. La confirmation d'une jurisprudence établie : l'indifférence du patrimoine du dirigeant

L'arrêt du 1er octobre 2025 s'inscrit dans le sillage d'une jurisprudence constante selon laquelle la situation patrimoniale du dirigeant est inopérante pour fixer le montant de sa condamnation sur le fondement de l'article L. 651-2 du Code de commerce. La Cour avait déjà jugé que « la considération selon laquelle son patrimoine est insuffisant pour y faire face est inopérante » (Cour de cassation - 14 décembre 2022 - 21-14.501). L'action en responsabilité pour insuffisance d'actif a pour finalité de reconstituer l'actif de la société débitrice au profit des créanciers, et non de moduler la sanction en fonction des capacités de paiement du débiteur de l'obligation.
Cette position est justifiée par la nature de l'action, qui est une action en responsabilité civile et non une sanction à caractère punitif dont le montant devrait être individualisé. En refusant de prendre en compte le patrimoine du dirigeant, la Cour de cassation évite de créer une inégalité de traitement où les dirigeants les moins fortunés bénéficieraient d'une immunité de fait, tandis que ceux disposant d'un patrimoine conséquent seraient plus lourdement condamnés pour des fautes de gestion identiques. Le rejet, même par une décision non spécialement motivée, d'un pourvoi contestant le quantum d'une condamnation en raison de la situation personnelle du dirigeant, allait déjà dans ce sens (Cour de cassation - 23 novembre 2022 - 21-20.219). L’arrêt commenté vient donc réaffirmer avec clarté ce principe cardinal.

B. La précision apportée par l'arrêt : l'exclusion expresse des revenus

La nouveauté de l'arrêt réside dans la mention explicite des « revenus » du dirigeant, aux côtés de son « patrimoine ». Si la jurisprudence antérieure se focalisait principalement sur le patrimoine (Cour de cassation - 10 mars 2021 - 19-12.825), l'ajout des revenus par la Cour de cassation en 2025 vient clore un débat potentiel. En effet, un dirigeant aurait pu tenter d'argumenter que, si son patrimoine est inopérant, ses faibles revenus actuels ou futurs devraient néanmoins être pris en compte pour apprécier le caractère proportionné de la condamnation.
"la Cour de cassation adopte une position maximaliste : la situation financière globale du dirigeant est totalement indifférente à la détermination de sa contribution"
En visant expressément les deux composantes de la situation financière (le stock, qu'est le patrimoine, et le flux, que sont les revenus), la Cour de cassation adopte une position maximaliste : la situation financière globale du dirigeant est totalement indifférente à la détermination de sa contribution. Cette précision renforce la sécurité juridique pour les liquidateurs et les créanciers. Elle signifie que la seule évaluation pertinente est celle du préjudice causé par la faute de gestion, dans la limite de l'insuffisance d'actif constatée. Le dirigeant ne peut espérer une modération de sa condamnation en se prévalant de sa situation personnelle, présente ou future.

II. La portée de la condamnation et sa distinction avec d'autres sanctions

Si la situation personnelle du dirigeant est écartée, la condamnation n'en est pas pour autant arbitraire ; elle répond à des critères stricts (A). De plus, cette forme de responsabilité civile se distingue nettement des autres sanctions, personnelles ou patrimoniales, qui peuvent viser le dirigeant (B).

A. Les véritables critères de proportionnalité : la faute de gestion et le lien de causalité

L'arrêt, en écartant la situation financière du dirigeant, renvoie implicitement aux seuls critères pertinents pour fixer le montant de la condamnation. La jurisprudence a clairement établi que le principe de proportionnalité s'applique, mais pas là où le dirigeant le voudrait. La proportionnalité s'apprécie au regard « du nombre de fautes, à leur gravité et au montant de l'insuffisance d'actif qu'elles ont contribué à créer » (Cour de cassation - 10 mars 2021 - 19-12.825).
"La proportionnalité s'apprécie au regard « du nombre de fautes, à leur gravité et au montant de l'insuffisance d'actif qu'elles ont contribué à créer"
Les juges du fond disposent donc d'un pouvoir souverain pour évaluer, d'une part, l'existence d'une ou plusieurs fautes de gestion antérieures à l'ouverture de la procédure collective (Cour de cassation, 2025-03-26, 23-20.668, 7, 8), et d'autre part, le lien de causalité entre ces fautes et l'insuffisance d'actif (Cour de cassation - 23 novembre 2022 - 21-18.105, 34). C'est cette contribution au préjudice qui constitue la véritable mesure de la responsabilité. La condamnation ne peut, en tout état de cause, excéder le montant total de l'insuffisance d'actif (Cour de cassation - 06 mars 2024 - 22-21.584). L'arrêt commenté recentre ainsi le débat sur l'analyse objective de la gestion et de ses conséquences, plutôt que sur la situation subjective du fautif.

B. Une responsabilité civile distincte des autres sanctions visant le dirigeant

Il est essentiel de ne pas confondre la responsabilité pour insuffisance d'actif avec d'autres mesures pouvant affecter le dirigeant. Contrairement aux sanctions personnelles comme l'interdiction de gérer, qui punit un comportement jugé grave (poursuite abusive d'une exploitation déficitaire, absence de coopération, etc. - voir Cour de cassation, 2025-03-26, 23-20.668), l'action de l'article L. 651-2 du Code de commerce a une finalité purement indemnitaire.
De même, elle se distingue radicalement des sanctions pénales ou fiscales. Par exemple, la solidarité fiscale pour le paiement de l'impôt fraudé par la société (Cour de cassation - 06 novembre 2024 - 23-80.152) vise à garantir le recouvrement d'une créance publique spécifique, tandis que les sanctions pénales pour fraude fiscale (Cour de cassation - 11 septembre 2019 - 18-82.430, Cour de cassation - 11 septembre 2019 - 18-81.067) ont une nature répressive. L'arrêt du 1er octobre 2025, en se concentrant sur les règles propres à la responsabilité pour insuffisance d'actif, rappelle que chaque régime de responsabilité ou de sanction obéit à sa propre logique et à ses propres critères. En l'espèce, la logique est celle de la réparation du préjudice collectif subi par les créanciers, indépendamment des capacités de paiement de celui qui en est la cause.

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