Révocation d'un mandat : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 3 décembre 2025, n° 24-16.301

Révocation d'un mandat : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 3 décembre 2025, n° 24-16.301

I. Rappel des faits

Une société mandante a confié à une société mandataire un mandat de vente portant sur des parts sociales. Le mandataire a trouvé un acquéreur et le mandant a formellement accepté l’offre d’achat qui lui a été présentée. Par la suite, le mandant a refusé de finaliser la vente en signant l’acte de cession et a révoqué le mandat. Le mandataire, se trouvant ainsi privé de la commission qui aurait dû lui être versée à la réalisation de la vente, a engagé une action en responsabilité contre le mandant.

II. Étapes de la procédure et prétentions des parties

La société mandataire a assigné le mandant en paiement de dommages-intérêts, soutenant que la révocation du mandat, intervenue après l’acceptation de l’offre, était fautive et lui avait causé un préjudice correspondant à la perte de sa commission.

La cour d’appel de Nouméa a fait droit à la demande du mandataire. Elle a jugé que le refus du mandant de régulariser la vente constituait un comportement fautif, dès lors qu’un accord sur la chose et sur le prix était intervenu. Elle a estimé que cette faute avait privé le mandataire de son droit de percevoir la commission et l'a condamné à l'indemniser pour ce préjudice (CA, Nouméa, arret, 2025-06-02, 23/00319).

Le mandant a alors formé un pourvoi en cassation, arguant vraisemblablement de son droit de révocation libre du mandat et contestant la nature de la réparation allouée par la cour d’appel.

III. Thèse opposée à celle de la Cour de cassation

La cour d’appel a retenu qu’un mandant qui révoque son mandat après avoir accepté une offre d’achat au prix convenu commet une faute qui prive le mandataire de son droit à commission. Elle en a déduit que le préjudice subi par le mandataire était la perte de son droit de percevoir la commission et a condamné le mandant à lui verser une indemnité équivalente au montant total de cette commission (CA, Nouméa, arret, 2025-06-02, 23/00319). La réparation correspondait donc à la restitution intégrale du gain attendu.

IV. Problème de droit

La révocation fautive d'un mandat simple, qui empêche la réalisation d'une opération pour laquelle un accord avait été trouvé, ouvre-t-elle droit pour le mandataire à l'indemnisation de la totalité de la commission qu'il aurait perçue, ou seulement à la réparation de la perte d'une chance de percevoir cette commission ?

V. Réponse de la Cour de cassation

La Cour de cassation casse et annule l’arrêt de la cour d’appel, au visa de l'article 2004 du Code civil, mais seulement en ce qu’il condamne le mandant à payer une indemnité égale au montant de la commission

Elle retient que, si le mandant peut en principe révoquer le mandat "quand bon lui semble" en application de l'article 2004 du Code civil, l'exercice de ce droit peut être abusif. En l'espèce, le refus de finaliser la vente après acceptation de l'offre constituait bien un comportement fautif. Cependant, la Cour de cassation précise que le préjudice résultant de cette faute ne s'analyse pas en la perte certaine de la commission, mais en une perte de chance de la percevoir. Par conséquent, l'indemnisation ne peut être égale au montant de la commission, mais doit être mesurée à la chance perdue, que les juges du fond doivent souverainement évaluer.

Commentaire d'arrêt

L’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 3 décembre 2025 apporte une précision essentielle sur les conséquences de la révocation abusive d’un mandat. En censurant une cour d’appel ayant alloué au mandataire l’intégralité de la commission espérée, la Haute Juridiction réaffirme la distinction fondamentale entre la perte d'un gain certain et la perte d’une chance. Cette décision clarifie ainsi le régime de la sanction de l’abus du droit de révocation (I), tout en définissant rigoureusement la nature et la mesure du préjudice réparable (II).

I. L'encadrement de la liberté de révocation du mandat

La Cour de cassation, sans remettre en cause le principe de la libre révocabilité, vient en sanctionner l'exercice déloyal. Elle confirme ainsi la limite traditionnelle à cette liberté (A) tout en validant la caractérisation de la faute par le comportement du mandant (B).

A. La confirmation du principe de libre révocabilité et sa limite : l’abus

L'arrêt s'inscrit dans la lignée d'une jurisprudence constante fondée sur l'article 2004 du Code civil, qui dispose que "le mandant peut révoquer sa procuration quand bon lui semble". Ce principe de liberté est la règle pour les mandats simples, qui ne sont pas qualifiés d'intérêt commun (IV. Variantes applicatives). La révocation est donc discrétionnaire et n'a pas à être motivée.

"L’arrêt réaffirme que le droit de révoquer unilatéralement un contrat ne doit pas dégénérer en un comportement fautif préjudiciable au cocontractant"

Cependant, cette liberté n'est pas absolue. La Cour rappelle qu'elle est limitée par l'abus de droit, sanctionné sur le fondement de la responsabilité délictuelle. L’abus est traditionnellement caractérisé par l’intention de nuire ou une légèreté blâmable (Cour de cassation, arret, 2004-11-25, 02-20.366). L’arrêt commenté ne crée donc pas de rupture, mais réaffirme que le droit de révoquer unilatéralement un contrat ne doit pas dégénérer en un comportement fautif préjudiciable au cocontractant.

B. La caractérisation de l'abus par le comportement déloyal du mandant

Le principal apport de la décision en amont de la cassation est d'entériner l'analyse des juges du fond quant à l'existence d'une faute. En l'espèce, l'abus ne réside pas dans la révocation elle-même, mais dans les circonstances qui la précèdent : le fait pour le mandant de refuser de finaliser la vente après avoir pourtant accepté une offre conforme au mandat.

Ce comportement est jugé fautif car il contrevient à l'obligation de loyauté et de bonne foi qui doit gouverner l'exécution des contrats. Comme l'avait relevé la cour d'appel, un tel refus est "constitutif d'un comportement fautif" (CA, Nouméa, arret, 2025-06-02, 23/00319). En validant implicitement cette analyse sur le principe de la faute, la Cour de cassation confirme que le mandant ne peut user de son droit de révocation pour se soustraire frauduleusement à ses obligations et priver le mandataire du fruit de son travail accompli.

II. La précision sur la nature et la mesure du préjudice réparable

C'est sur le terrain de la réparation que l'arrêt déploie toute sa portée. En requalifiant le préjudice (A), la Cour de cassation impose une méthode d'indemnisation plus rigoureuse, dont la portée dépasse le seul cas d'espèce (B).

A. La requalification du préjudice : de la perte de la commission à la perte d'une chance

La censure de l'arrêt d'appel est nette : le préjudice subi par le mandataire n'est pas la perte certaine de sa commission, mais la perte d'une chance de la percevoir. La distinction est fondamentale. La cour d'appel avait raisonné en termes de "droit de percevoir la commission" (CA, Nouméa, arret, 2025-06-02, 23/00319), considérant sa perte comme acquise. La Cour de cassation rectifie cette analyse : tant que l'acte final de vente n'est pas signé, le droit à commission n'est pas définitivement acquis. Sa réalisation demeure une probabilité, même très élevée.

"Le préjudice subi par le mandataire n'est pas la perte certaine de sa commission, mais la perte d'une chance de la percevoir"

En cela, la chambre commerciale s'aligne sur la jurisprudence récente de l'Assemblée plénière du 27 juin 2025, qui a rappelé que la perte de chance doit être indemnisée en tant que telle et ne peut être assimilée à l'avantage espéré. La faute du mandant a fait disparaître une "probabilité raisonnable" pour le mandataire de toucher sa rémunération (II. Responsabilité et réparation). La réparation doit donc correspondre à une fraction de la commission espérée, proportionnelle à la probabilité de réalisation de la vente si le mandant n'avait pas commis de faute.

B. La portée de la solution : vers une indemnisation mesurée du mandataire évincé

Cette solution a une portée pratique considérable. Elle impose aux juges du fond de ne plus allouer automatiquement le montant de la commission en cas de révocation abusive. Ils devront désormais procéder à une évaluation souveraine de la chance perdue. Cette évaluation tiendra compte de tous les aléas qui auraient pu encore faire obstacle à la conclusion définitive de la vente (obtention d'un financement par l'acheteur, levée de conditions suspensives, etc.). L'indemnisation sera donc nécessairement inférieure au montant total de la commission.

Si l'arrêt concerne un mandat de vente simple, sa logique est transposable à d'autres situations où une partie est fautivement privée d'un gain futur. Il invite à une appréciation plus fine du lien de causalité et du préjudice. Il renforce la cohérence du droit de la responsabilité en alignant la sanction de la révocation abusive du mandat sur le régime général de l'indemnisation de la perte de chance (II. Réparation du préjudice: perte de chance, évaluation et limites).

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