Saisies-attributions : Arrêt de la Cour d'appel de Paris, 18 novembre 2025, RG n° 24/15373

I. Rappel des faits
La société Commisimpex, créancière de la République du Congo et de la Société Nationale des Pétroles du Congo (SNPC) en vertu de deux sentences arbitrales, a fait pratiquer, entre décembre 2022 et décembre 2024, vingt-cinq saisies-attribution entre les mains de la société Air France. Ces saisies portaient sur les sommes dues par cette dernière au Congo et à la SNPC.
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
La société Air France, en sa qualité de tiers saisi, a saisi le Juge de l’exécution (JEX) du Tribunal judiciaire de Bobigny afin d’obtenir la mainlevée des saisies. Elle fondait sa demande sur plusieurs arguments, notamment le risque de devoir payer une seconde fois (double paiement), l'existence d'une force majeure tirée d'ordonnances congolaises, la contestation de la qualité d'émanation de l'État congolais de la SNPC, ainsi que l'ordre public international.
Par un jugement du 16 juillet 2024, le JEX de Bobigny a rejeté la demande de la société Air France, validant ainsi les mesures d'exécution. La société Air France a interjeté appel de cette décision.
III. Thèse opposée à celle de la Cour d’appel (thèse du JEX de Bobigny)
La juridiction de première instance a considéré que les saisies-attribution pratiquées par la société Commisimpex étaient valides. En rejetant les arguments de la société Air France, le JEX a estimé que les obstacles invoqués par le tiers saisi, notamment le risque de double paiement, n'étaient pas suffisants pour justifier la mainlevée des mesures d'exécution forcée diligentées par un créancier muni de titres exécutoires.
IV. Problème de droit
Un tiers saisi peut-il obtenir la mainlevée de saisies-attribution pratiquées sur des créances qu'il détient pour le compte d'un État étranger ou de son émanation, en se prévalant des risques inhérents à la complexité d'une exécution forcée internationale et en contestant les conditions de ladite saisie ?
V. Réponse de la Cour d’appel
La Cour d'appel de Paris infirme le jugement du JEX de Bobigny. Elle fait droit à la demande de la société Air France et ordonne la mainlevée des saisies-attribution.
Commentaire d'arrêt
La décision rendue par la Cour d'appel de Paris le 18 novembre 2025 s'inscrit dans le feuilleton judiciaire complexe opposant la société Commisimpex à la République du Congo. En infirmant le jugement de première instance et en ordonnant la mainlevée des saisies pratiquées entre les mains d'Air France, la Cour semble adopter une position protectrice à l'égard du tiers saisi, pris en étau entre les droits d'un créancier et l'immunité d'un débiteur souverain. Cet arrêt met en lumière la tension entre l'impératif d'efficacité des voies d'exécution et les garanties dues aux États et aux tiers (I), avant de souligner le rôle crucial du tiers saisi et les mécanismes de protection dont il dispose face aux risques de l'exécution internationale (II).
I. La difficile conciliation entre efficacité des voies d'exécution et immunité de l'État débiteur
L'affaire illustre parfaitement le conflit entre le droit du créancier à obtenir l'exécution d'une décision et le principe d'immunité qui protège les biens d'un État souverain. Cette conciliation dépend de conditions strictes, dont l'appréciation est au cœur du litige (A), et de la qualification juridique de l'entité débitrice et des biens saisis (B).
A. L'immunité d'exécution, un principe conditionné par une renonciation à géométrie variable
Le principe de l'immunité d'exécution des États étrangers interdit par principe les mesures de coercition sur leurs biens (Cour de cassation - 13 mars 2024 - 21-17.599). Ce principe n'est toutefois pas absolu et peut être écarté, notamment par une renonciation de l'État. La jurisprudence et les textes, notamment les articles L. 111-1-2 et L. 111-1-3 du CPCE, distinguent deux régimes. Pour les biens affectés à une mission diplomatique ou consulaire, la renonciation doit être "expresse et spéciale", c'est-à-dire viser précisément les biens concernés (Cour de cassation - 03 février 2021 - 19-10.669, Cour de cassation - 28 mars 2013 - 11-10.450). En revanche, pour les autres actifs, notamment ceux liés à une activité commerciale, une renonciation "expresse" peut suffire, comme l'a admis la Cour de cassation y compris pour des créances fiscales (Cour de cassation - 13 avril 2023 - 18-20.915, Cour de cassation - 13 avril 2023 - 18-24.859). La charge de la preuve de cette renonciation ou de l'affectation commerciale incombe au créancier saisissant, Commisimpex en l'espèce. Le succès de la saisie dépend donc de la capacité du créancier à démontrer l'existence d'une renonciation valable au regard de la nature des fonds saisis.
B. La qualification de l'entité débitrice : l'enjeu de la notion d'émanation
La question de savoir si la SNPC doit être qualifiée d'émanation de la République du Congo est un préalable déterminant. Si la SNPC est une simple entité commerciale autonome, ses biens ne bénéficient d'aucune immunité. En revanche, si elle est une émanation de l'État, ses biens peuvent être assimilés à ceux de l'État et bénéficier de l'immunité d'exécution. La jurisprudence retient comme critères l'absence d'indépendance fonctionnelle et la confusion de son patrimoine avec celui de l'État (Cour de cassation, arret, 2007-02-06, 04-13.107, Tribunal judiciaire, , 2025-02-25, 24/80751).
"La jurisprudence retient comme critères l'absence d'indépendance fonctionnelle et la confusion de son patrimoine avec celui de l'État"
Par ailleurs, même si la qualité d'émanation est reconnue, il faut encore déterminer si les créances saisies sont affectées à "des fins de service public non commerciales" (Code des procédures civiles d'exécution - Article - L111-1-2), les rendant insaisissables sauf exception. La distinction entre actes de gestion privée (jure gestionis) et actes de puissance publique (jure imperii), éclairée par le droit de l'Union européenne (CJUE - Affaire C-581/20), devient alors centrale. En l'espèce, la contestation de ce statut par Air France démontre que cette qualification est un enjeu majeur du contentieux.
II. La position du tiers saisi face aux complexités de l'exécution internationale
L'arrêt, en faisant droit aux demandes d'Air France, met en exergue la situation délicate du tiers saisi dans un contexte international et les protections dont il peut bénéficier. Si la loi lui impose des obligations strictes (A), elle lui offre également des mécanismes pour se prémunir contre les risques inhérents à la procédure (B).
A. Les obligations et la responsabilité du tiers saisi, une position délicate
Le tiers saisi est un acteur central mais contraint de la procédure de saisie-attribution. Il est tenu par des obligations légales de déclaration et de coopération (Code des procédures civiles d'exécution - Article - L123-1) et doit s'acquitter de sa dette entre les mains du créancier saisissant. L'acte de saisie emporte en effet "attribution immédiate" de la créance à son profit (Code des procédures civiles d'exécution - Article - L211-2, Code des procédures civiles d'exécution - Article - L211-2), ce qui rend le tiers saisi "personnellement débiteur des causes de la saisie" (Code des procédures civiles d'exécution - Article - L211-2). Ce mécanisme, conçu pour être efficace, place le tiers saisi dans une position inconfortable, surtout lorsque le débiteur principal est un État qui conteste la validité de la saisie dans son propre ordre juridique. Le refus de payer expose le tiers saisi à une action en paiement forcé en France (Code des procédures civiles d'exécution - Article - R211-9), tandis que le paiement peut l'exposer à des poursuites à l'étranger.
B. Les mécanismes de protection contre les risques du paiement international
Face à ce dilemme, le droit français offre des garanties au tiers saisi. L'argument du risque de double paiement, bien qu'il ne soit généralement pas une cause de nullité de la saisie (CA, Versailles, 21 février 2019, 17/05345), a manifestement été entendu par la Cour d'appel. En cas de contestation de la saisie, le tiers saisi a la faculté de se libérer de son obligation en consignant les sommes litigieuses entre les mains d'un séquestre désigné par le juge de l'exécution (Code des procédures civiles d'exécution - Article - R211-16, Code des procédures civiles d'exécution - Article - R211-2).
"La Cour d'appel de Paris reconnaît implicitement que l'automaticité de l'effet attributif de la saisie doit être tempérée"
Cette mesure permet de sécuriser les fonds tout en arrêtant le cours des intérêts. En infirmant le jugement et en prononçant la mainlevée, la Cour d'appel de Paris semble avoir procédé à une appréciation concrète des risques exceptionnels pesant sur Air France. Elle reconnaît implicitement que l'automaticité de l'effet attributif de la saisie doit être tempérée lorsque les complexités du droit international et le principe de l'immunité d'exécution créent une insécurité juridique majeure pour le tiers de bonne foi.