SARL et co-gérants : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 10 décembre 2025, n° 24-20.078

I. Rappel des faits
La société Legille Equities, créancière de la société Idealehome, a pratiqué une saisie conservatoire le 22 novembre 2013. Suite à l’ouverture d’une procédure de sauvegarde au bénéfice de la société Idealehome le 27 novembre 2023, la société Legille Equities, dirigée par deux co-gérants, M. C. et Mme T., a formé une tierce opposition le 15 décembre 2023. Le 4 janvier 2024, M. C., l'un des co-gérants, a signé un acte de désistement d'instance et d'action, qui a été déposé au greffe le 5 janvier suivant. Lors de l'audience du 8 janvier 2024, Mme T., l'autre co-gérante, s'est opposée à ce désistement.
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
Par un arrêt du 12 septembre 2024, la cour d'appel de Paris a refusé de constater le désistement, considérant l'opposition de la co-gérante Mme T. comme étant efficace bien que formulée après le dépôt de l'acte de désistement au greffe.
La société Legille Equities a formé un pourvoi en cassation, soutenant que le désistement d'instance et d'action, une fois formalisé auprès du greffe, produit un effet extinctif immédiat qui ne peut être remis en cause par une opposition ultérieure.
III. Thèse opposée à celle de la Cour de cassation
La cour d'appel a considéré que l'opposition d'un co-gérant à un acte de désistement pouvait valablement être exprimée tant que la juridiction n'avait pas encore statué sur ledit désistement. Selon cette thèse, l'opposition formulée à l'audience, bien que postérieure à la réception de l'acte par le greffe, était suffisante pour paralyser les effets du désistement initié par l'autre co-gérant.
IV. Problème de droit
L'opposition d'un co-gérant au désistement d'instance et d'action formé par un autre co-gérant peut-elle produire effet lorsqu'elle est manifestée postérieurement à la formalisation de ce désistement auprès du greffe de la juridiction ?
V. Réponse de la Cour de cassation
La Cour de cassation casse et annule l'arrêt de la cour d'appel au visa des articles 394 du code de procédure civile et L. 221-4 du code de commerce.
Elle énonce que le désistement d'instance, qui emporte dessaisissement de la juridiction, produit un effet extinctif immédiat dès sa formalisation. Par conséquent, le droit d'opposition d'un co-gérant, prévu par l'article L. 221-4 du code de commerce, doit être exercé avant que l'opération ne soit conclue. En l'espèce, l'opération de désistement ayant été conclue par sa réception au greffe le 5 janvier 2024, l'opposition manifestée ultérieurement le 8 janvier était tardive et sans effet.
Commentaire d'arrêt
L'arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 10 décembre 2025 (Cass. com., n° 24-20.078) offre une clarification essentielle sur l'articulation entre le droit des sociétés et la procédure civile. En cassant l'arrêt d'appel, la Haute Cour réaffirme avec force le principe de l'effet extinctif immédiat du désistement d'instance et précise la fenêtre temporelle dans laquelle le droit d'opposition d'un co-gérant peut être valablement exercé. Cette décision renforce la sécurité juridique des actes de procédure en consacrant la primauté de la formalisation de l'acte sur une opposition tardive. Il convient d'analyser la portée de cette solution en examinant d'une part la consécration de l'effet extinctif immédiat du désistement (I), et d'autre part, la clarification des limites temporelles au droit d'opposition des co-gérants (II).
I. La consécration de l'effet extinctif immédiat du désistement d'instance
La Cour de cassation fait une application rigoureuse des règles de procédure civile relatives au désistement, en affirmant son caractère unilatéral et son effet instantané (A), faisant de sa formalisation un point de non-retour (B).
A. Un acte procédural à l'effet instantané
Le désistement d'instance et d'action est un incident qui éteint l'instance et, dans ce cas, l'action elle-même. Son régime, prévu par les articles 394 et suivants du Code de procédure civile, est conçu pour produire un effet immédiat, entraînant le dessaisissement de la juridiction saisie (CA, Basse-Terre, 23 décembre 2019, 15/00734, CA, Riom, 24 janvier 2023, 21/00279). La présente décision s'inscrit dans cette logique en rappelant que cet acte procédural n'est pas subordonné à une validation judiciaire pour produire ses effets.
"La présente décision s'inscrit dans cette logique en rappelant que cet acte procédural n'est pas subordonné à une validation judiciaire pour produire ses effets"
La jurisprudence antérieure, notamment celle des cours d'appel, a constamment rappelé que le désistement, une fois valablement formé, conduit à constater l'extinction de l'instance, sans qu'il soit nécessaire que le juge en "donne acte" par une décision ayant une portée constitutive (CA, Amiens, arret, 2024-11-21, 22/05134). En l'espèce, la Cour de cassation confirme que la volonté unilatérale du demandeur, exprimée par un représentant légal habilité, suffit à mettre un terme au litige, sous réserve des droits de la partie adverse qui n'étaient pas en jeu ici.
B. La formalisation de l'acte comme point de non-retour
Le point crucial de l'arrêt réside dans la détermination du moment où le désistement devient irrévocable. La Cour de cassation, en se fondant sur l'articulation des textes, établit que ce moment est celui de la réception de l'acte de désistement par le greffe de la juridiction. C'est à cet instant précis que "l'opération est conclue", pour reprendre les termes de l'article L. 221-4 du code de commerce.
Cette solution est en parfaite cohérence avec des décisions antérieures qui ont jugé qu'une opposition doit intervenir "avant la création d'une situation nouvelle par un acte ou une opération" (CA, Amiens, arret, 2024-11-21, 22/05134). En l'espèce, la "situation nouvelle" est l'extinction de l'instance, qui survient dès sa notification formelle au greffe. Toute manifestation de volonté contraire, postérieure à cet événement, est donc privée d'effet. La Cour privilégie ainsi une approche formaliste qui garantit la sécurité et la prévisibilité des actes de procédure.
II. La clarification des pouvoirs des co-gérants face à un acte de procédure
Au-delà de l'aspect procédural, l'arrêt précise les contours du pouvoir de gestion en cas de pluralité de gérants. S'il réaffirme le principe de l'exercice séparé des pouvoirs (A), il en souligne fermement les limites temporelles en matière de droit d'opposition (B).
A. Le principe maintenu de l'exercice séparé des pouvoirs de gestion
En vertu de l'article L. 221-4 du code de commerce, et sauf clause statutaire contraire, chaque gérant a le pouvoir d'agir seul au nom de la société. Ce principe s'applique aux actes de gestion courante comme aux actes de procédure, tel qu'un désistement d'instance. La jurisprudence reconnaît cette capacité individuelle, considérant que chaque co-gérant peut exercer séparément les pouvoirs de représentation de la société (CA, Amiens, arret, 2024-11-21, 22/05134, CA, Lyon, 1 février 2023, 22/01011).
"Le conflit ne naît pas d'un défaut de pouvoir initial, mais de la collision entre ce pouvoir et le droit d'opposition de l'autre gérante"
En l'espèce, la Cour ne remet pas en cause la capacité de M. C. à initier seul le désistement. Elle confirme implicitement qu'un tel acte entre dans le champ des pouvoirs individuels d'un gérant. Le conflit ne naît pas d'un défaut de pouvoir initial, mais de la collision entre ce pouvoir et le droit d'opposition de l'autre gérante. La nullité d'un acte pour défaut de pouvoir, qui peut être prononcée lorsqu'un co-gérant n'a pas été informé et a été privé de son droit d'opposition (CA, Montpellier, 16 février 2023, 22/03408), n'était pas applicable ici car l'opposition a pu être formulée, bien que tardivement.
B. Le droit d'opposition : un pouvoir conditionné par la temporalité de son exercice
La portée principale de l'arrêt est de définir strictement le moment ultime pour l'exercice du droit d'opposition. La Cour de cassation énonce clairement que ce droit doit être exercé avant la conclusion de l'opération. En matière de procédure, l'opération est "conclue" non pas lorsque le juge statue, mais lorsque l'acte est formellement enregistré par la juridiction.
L'opposition de Mme T., bien que formulée à la première occasion procédurale (l'audience), est jugée inopérante car elle intervient trois jours après la réception du désistement par le greffe. La Cour de cassation fait ainsi prévaloir la finalité de l'acte de procédure sur l'intention du co-gérant opposant. Cette solution, qui peut paraître sévère, est justifiée par l'impératif de sécurité juridique : une fois l'instance éteinte, elle ne peut être "ressuscitée" par une manifestation de volonté interne à l'une des parties. Le droit d'opposition, bien que fondamental dans le fonctionnement de la co-gérance, ne saurait paralyser les effets juridiques déjà produits d'un acte valablement formalisé.