Servitude : Arrêt de la Cour de cassation, troisième chambre civile, 2 octobre 2025, Pourvoi n° 24-12.678

I. Rappel des faits
Mme [U] est propriétaire d'une parcelle enclavée, contiguë à celles de Mme [R] [H] et des consorts [M]. Pour accéder à la voie publique, Mme [U] utilisait un chemin traversant la propriété des consorts [M]. Ces derniers ayant contesté ce passage, Mme [U] les a assignés, ainsi que Mme [R] [H], en reconnaissance d'une servitude de passage.
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
- Demande initiale : Mme [U] sollicite la reconnaissance d'une servitude de passage sur le fonds des consorts [M], invoquant un usage trentenaire de ce passage.
- Décision de la cour d'appel (Bordeaux, 18 janvier 2024) : La cour d'appel a rejeté la demande de servitude sur le fonds des consorts [M]. Elle a estimé que l'état d'enclave de la parcelle de Mme [U] résultait de la division d'un fonds plus grand dont faisait partie la parcelle de Mme [R] [H]. En application de l'article 684 du Code civil, elle a jugé que le passage devait être créé sur le fonds de Mme [R] [H]. Elle a également considéré que la preuve d'un usage trentenaire du passage sur le fonds des consorts [M] n'était pas rapportée.
- Pourvois en cassation : Mme [R] [H] a formé un pourvoi (n° B 24-12.678), reprochant à la cour d'appel d'avoir violé les articles 684 et 685 du Code civil en faisant prévaloir la règle de la division sur l'usage trentenaire, et d'avoir violé l'article 455 du Code de procédure civile en ne motivant pas sa décision au regard de toutes les preuves fournies. Les consorts [M] ont également formé un pourvoi (n° V 24-18.031) contre un arrêt subséquent.
III. Présentation de la thèse opposée à celle de la Cour de cassation
La cour d'appel de Bordeaux a soutenu que la règle posée par l'article 684 du Code civil, qui impose que le passage soit demandé sur les terrains issus de la division ayant créé l'enclave, est impérative. Selon elle, cette règle ne peut être écartée par un usage, même trentenaire, d'un passage situé sur un autre fonds (celui des consorts [M]).
IV. Problèmes de droit
- D'une part, la détermination de l'assiette d'une servitude de passage pour cause d'enclave par un usage trentenaire peut-elle faire échec à l'application de la règle spécifique de l'article 684 du Code civil qui impose que le passage soit réclamé sur les fonds issus de la division à l'origine de l'enclave ?
- D'autre part, une cour d'appel qui écarte l'existence d'un usage trentenaire sans analyser, même sommairement, l'ensemble des pièces produites à l'appui de cette prétention, viole-t-elle son obligation de motivation ?
V. Réponse de la Cour de cassation
La Cour de cassation répond positivement à ces deux questions et casse l'arrêt de la cour d'appel.
- Sur le premier point (conflit entre articles 684 et 685) :
- Réponse : La Cour réaffirme sa jurisprudence (3e Civ., 19 mars 2003, n° 01-00.855) selon laquelle la détermination de l'assiette d'un passage par trente ans d'usage continu rend inapplicables les dispositions de l'article 684 du Code civil. Par conséquent, la cour d'appel a violé ces textes en jugeant que l'usage trentenaire ne pouvait déroger à la règle de la division.
- Sur le second point (défaut de motivation) :
- Visa : Article 455 du Code de procédure civile.
- Réponse : La Cour juge qu'en se fondant uniquement sur deux attestations pour écarter l'usage trentenaire, sans analyser les autres pièces versées aux débats (procès-verbal, acte de vente, plans, autres attestations), la cour d'appel n'a pas satisfait à son obligation de motivation.
La cassation de l'arrêt du 18 janvier 2024 entraîne par voie de conséquence l'annulation de l'arrêt du 6 juin 2024. L'affaire est renvoyée devant la cour d'appel de Toulouse.
Commentaire d'arrêt
L'arrêt rendu par la troisième chambre civile de la Cour de cassation le 2 octobre 2025 offre une clarification bienvenue sur l'articulation des règles régissant la fixation de l'assiette d'une servitude de passage pour cause d'enclave. En cassant la décision des juges du fond, la Haute juridiction réaffirme avec force la primauté de la prescription trentenaire sur les règles spécifiques à l'enclave issue d'une division (I), tout en rappelant l'impérieuse obligation de motivation qui pèse sur le juge dans l'appréciation des preuves (II).
I. La primauté confirmée de la prescription acquisitive de l'assiette du passage
L'apport principal de cet arrêt réside dans la réaffirmation d'une solution jurisprudentielle hiérarchisant les modes de détermination de l'assiette d'une servitude de passage. La Cour de cassation confirme une solution dérogatoire à l'article 684 du Code civil (A), en se fondant sur une distinction subtile entre l'existence du droit de passage et la fixation de son assiette (B).
A. La prévalence de l'usage trentenaire sur la règle de la division
Au cœur du litige se trouve un conflit de normes entre l'article 684 du Code civil, qui impose de réclamer le passage sur les fonds issus de la division à l'origine de l'enclave, et l'article 685 du même code, qui prévoit que l'assiette du passage est "déterminée par trente ans d'usage continu". La cour d'appel avait fait une application stricte de l'article 684, le considérant comme une règle impérative à laquelle un simple usage, même prolongé, ne pouvait déroger.
"La cour d'appel avait fait une application stricte de l'article 684, le considérant comme une règle impérative à laquelle un simple usage, même prolongé, ne pouvait déroger."
La Cour de cassation censure cette analyse en des termes clairs. En visant les deux textes et en citant explicitement son propre précédent de 2003 (3e Civ., 19 mars 2003, pourvoi n° 01-00.855), elle rappelle que "la détermination de l'assiette d'un passage par trente ans d'usage continu rend inapplicables les dispositions de l'article 684 du code civil". Cette solution, confirmée par des décisions ultérieures (Cour de cassation - 14 mars 2024 - 18-25.019), consacre la prescription comme un mode de fixation de l'assiette qui prime sur le critère de l'origine de l'enclave. La possession trentenaire d'un passage sur un fonds non issu de la division a donc pour effet de consolider juridiquement une situation de fait, écartant la solution qui aurait dû prévaloir en son absence.
B. La distinction entre le fondement du droit et le mode de fixation de l'assiette
Cette solution repose sur une distinction fondamentale. La servitude de passage pour cause d'enclave est une servitude légale (Code civil - Article - 682) : son existence découle de la loi (art. 682 C. civ.) et de la situation objective du fonds (l'enclave), et non de la prescription. Les servitudes discontinues, comme le passage, ne peuvent en principe s'acquérir par prescription (Code civil - Article - 688).
"Toutefois, l'article 685 du Code civil ne concerne pas l'acquisition de la servitude elle-même, mais la détermination de son "assiette et [de son] mode""
Toutefois, l'article 685 du Code civil ne concerne pas l'acquisition de la servitude elle-même, mais la détermination de son "assiette et [de son] mode". La prescription trentenaire ne crée donc pas le droit au passage – qui existe déjà du fait de l'enclave – mais elle en fixe le tracé et les modalités d'exercice. En figeant l'assiette par l'effet du temps, l'usage trentenaire rend inopérante la recherche d'une autre assiette, que ce soit sur la base du trajet le plus court (art. 683) ou de l'origine de la division (art. 684). L'arrêt commenté réaffirme ainsi que l'usage prolongé et non équivoque stabilise les situations juridiques en matière de servitude légale de passage.
II. Le contrôle renforcé de l'office du juge dans l'appréciation des preuves
Au-delà du principe de fond, l'arrêt constitue un rappel à l'ordre procédural significatif. La cassation est également prononcée pour défaut de motivation, soulignant l'importance cruciale de l'examen des preuves par les juges du fond (A) et les enjeux pratiques qui en découlent pour les justiciables (B).
A. La sanction du défaut d'examen des éléments probatoires
Sur le fondement de l'article 455 du Code de procédure civile, la Cour de cassation censure la cour d'appel pour ne pas avoir "analysé, même sommairement," l'ensemble des pièces produites par Mme [U] pour justifier de l'usage trentenaire. Les juges d'appel s'étaient contentés d'écarter deux attestations jugées imprécises, ignorant un faisceau d'indices composé d'autres attestations, d'un procès-verbal, d'un acte de vente et de plans cadastraux.
Cette cassation illustre l'exigence d'un examen effectif et complet du dossier. Si les juges du fond disposent d'un pouvoir souverain dans l'appréciation de la valeur probante des éléments, ce pouvoir ne les dispense pas de l'obligation de motiver leur décision en prenant en considération toutes les pièces pertinentes soumises à leur examen (Cour de cassation - 07 septembre 2017 - 16-16.639). En ignorant une partie des preuves, la cour d'appel a privé sa décision de base légale et a méconnu son office, ce que la Cour de cassation sanctionne ici rigoureusement.
B. Les enjeux pratiques de la preuve de la possession trentenaire
Cette sanction procédurale met en lumière les enjeux concrets liés à la preuve de la possession nécessaire à la prescription. Pour que l'usage trentenaire produise ses effets, il doit revêtir les caractères d'une véritable possession : elle doit être "continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque, et à titre de propriétaire" (Code civil - Article - 2261). Il ne doit pas s'agir d'une simple tolérance du voisin, qui ne peut jamais fonder une prescription (Code civil - Article - 2262).
"L'usage trentenaire (...) doit revêtir les caractères d'une véritable possession : c'est-à-dire "continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque, et à titre de propriétaire""
La décision de la cour d'appel, en ne se penchant pas sur l'ensemble des pièces, a omis de rechercher si ces conditions étaient réunies. Le renvoi devant la cour d'appel de Toulouse impliquera précisément cet exercice : analyser en détail chaque pièce pour déterminer si, cumulativement, elles établissent un usage continu sur trente ans, manifestant une volonté de se comporter comme le titulaire d'un droit de passage, et non comme le simple bénéficiaire d'une faveur. Cet arrêt rappelle donc aux praticiens que la reconnaissance de la primauté de l'article 685 est subordonnée à la capacité de rapporter une preuve solide et circonstanciée de la possession.