Société civile immobilière : Arrêt de la Cour de cassation, troisième chambre civile, 9 octobre 2025, Pourvoi n° 23-21.403

I. Rappel des faits
Une société civile immobilière (SCI), la société Clubhôtel, a été constituée en 1973 en vue de la construction d'immeubles destinés à être attribués en jouissance à temps partagé à ses associés. Le projet prévoyait deux tranches de travaux. En 1976, la Société immobilière des résidences touristiques (la SIRT) a acquis des parts de la SCI, correspondant majoritairement à des lots prévus dans la seconde tranche de travaux. Cette seconde tranche n'a jamais été intégralement achevée.
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
Lors des assemblées générales de la SCI tenues en 2016 et 2017, la totalité des voix de la SIRT, associée détenant des parts sur des lots non construits, n'a pas été prise en compte. La SIRT a alors assigné la SCI en annulation de plusieurs résolutions adoptées lors de ces assemblées.
La cour d'appel de Lyon, statuant sur renvoi après une première cassation, a fait droit à la demande de la SIRT et a annulé les résolutions litigieuses.
La SCI a formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt. Elle soutenait que les droits de vote devaient être strictement proportionnels aux lots *effectivement attribués en jouissance*. Par conséquent, les parts de la SIRT correspondant à des lots non construits ne devaient pas ouvrir droit au vote. Selon la SCI, ignorer l'état d'avancement de la construction violerait le principe de proportionnalité posé par l'article 8 de la loi du 6 janvier 1986.
III. hèse opposée à celle de la Cour de cassation
La thèse de la demanderesse au pourvoi (la SCI Clubhôtel) consistait à affirmer que le calcul des droits de vote doit refléter la réalité matérielle du projet. Elle postulait que les droits de vote, étant liés aux caractéristiques d'un "lot attribué", ne sauraient exister pour des lots non construits. Ainsi, seules les parts sociales correspondant à des lots achevés et attribués en jouissance pouvaient conférer des droits de vote. Le fait que le tableau d'affectation des parts soit établi avant les travaux n'empêcherait pas, selon elle, d'ajuster ultérieurement les droits de vote pour respecter cette règle de proportionnalité "réelle".
IV. Problème de droit
Dans une société d'attribution d'immeubles en jouissance à temps partagé, les droits de vote d'un associé doivent-ils être calculés sur la totalité de ses parts sociales telles que définies dans le tableau d'affectation initial, y compris celles correspondant à des lots non encore construits, ou doivent-ils être réduits pour ne correspondre qu'aux parts afférentes à des lots effectivement achevés et attribués en jouissance ?
V. Réponse de la Cour de cassation
La Cour de cassation rejette le pourvoi, et fonde son raisonnement sur la combinaison des articles 15, 8 et 11 de la loi n° 86-18 du 6 janvier 1986.
Elle en déduit que le nombre de voix d'un associé est proportionnel au nombre de ses parts attachées à des lots dont l'attribution en jouissance est *prévue* dans le tableau d'affectation établi avant le commencement des travaux, et non au nombre de ses seules parts attachées à des lots *effectivement attribués* en jouissance.
En affirmant que la thèse de la SCI "postule le contraire", la Cour la juge non fondée et valide ainsi le raisonnement de la cour d'appel.
Commentaire d'arrêt
Cet arrêt de la troisième chambre civile, en date du 9 octobre 2025, apporte une clarification essentielle sur la consistance des droits sociaux dans les sociétés d'attribution d'immeubles en jouissance à temps partagé (SAIJP) lorsque le programme immobilier n'est que partiellement réalisé. En confirmant que les droits de vote sont attachés aux parts dès leur affectation initiale, indépendamment de l'état d'avancement des constructions, la Cour de cassation consacre une conception intangible des droits de vote (I) dont les implications sur la gouvernance de ces sociétés sont significatives (II).
I. La consécration d'une conception intangible des droits de vote
La Cour de cassation tranche ici un conflit entre une lecture "réaliste" de la proportionnalité des droits et une approche formaliste fondée sur les documents constitutifs de la société. Elle opte fermement pour la seconde, assurant la pérennité des droits initialement consentis.
A. Le rejet d'une lecture "réaliste" de la proportionnalité des voix
L'argumentation de la SCI demanderesse reposait sur une logique pragmatique : pas de lot, pas de jouissance, donc pas de droit de vote. En liant l'exercice des droits sociaux à l'existence matérielle du lot, elle cherchait à faire prévaloir la réalité économique et physique sur l'agencement juridique initial. Cette thèse, si elle avait été retenue, aurait permis de moduler les droits de vote au gré de l'avancement (ou de l'inachèvement) du projet, créant une potentielle insécurité pour les associés ayant investi dans des tranches futures et risquant de voir leurs droits s'évanouir en cas de défaillance du promoteur.
En rejetant ce moyen, la Cour écarte une interprétation qui aurait introduit une variabilité et une incertitude contraires à l'esprit de la loi de 1986.
B. La primauté de l'affectation initiale des parts comme fondement des droits
La Cour de cassation fonde sa décision sur une lecture combinée des textes régissant les SAIJP. Elle rappelle que la répartition des parts et leur valorisation sont fixées dans un tableau annexé à l'état descriptif de division, et ce, "avant tout commencement des travaux de construction" (arrêt, paragraphe 8, citant les articles 8 et 11 de la loi de 1986). Ce moment-clé fige la structure du capital et les droits qui y sont attachés.
"le droit de vote est attaché à la prévision d'attribution en jouissance, et non à son effectivité"
Il en résulte, comme le formule la Cour dans son attendu de principe (arrêt, paragraphe 9), que le droit de vote est attaché à la prévision d'attribution en jouissance, et non à son effectivité. Le droit de vote naît donc de l'affectation juridique de la part à un lot dans les documents initiaux. Cette solution assure une parfaite sécurité juridique : l'associé qui acquiert des parts sait précisément, dès l'origine, l'étendue de ses prérogatives, indépendamment des aléas de la construction. Ce principe de primauté de l'affectation initiale des parts est d'ailleurs rappelé dans les analyses juridiques préparatoires (II) Le principe de calcul des droits de vote dans les sociétés d'attribution en jouissance à temps partagé (SAIJP) : primauté de l'affectation initiale des parts).
II. Les implications de la solution sur la gouvernance des SAIJP
En stabilisant les droits des associés, cet arrêt a des conséquences directes sur l'équilibre des pouvoirs et la gestion des sociétés confrontées à un inachèvement de leur programme immobilier.
A. La consolidation des droits des associés détenteurs de parts sur des lots futurs
La principale portée pratique de l'arrêt est de protéger les associés dont les lots n'ont pas encore été construits. Ces derniers conservent l'intégralité de leur pouvoir de vote et ne peuvent être marginalisés dans les décisions collectives. La SIRT, en l'espèce, voit son statut d'associé pleinement reconnu. Cette solution empêche le gérant ou les associés des tranches achevées de prendre le contrôle de la société en neutralisant les voix des "laissés-pour-compte" du programme immobilier. L'arrêt confère ainsi un "pouvoir de décision substantiel" à ces associés, leur permettant d'influencer la gouvernance (IV) Les implications de la répartition des droits de vote sur la gouvernance de la société et les droits des associés).
"La principale portée pratique de l'arrêt est de protéger les associés dont les lots n'ont pas encore été construits"
Cette protection est fondamentale dans le cadre d'opérations immobilières complexes et échelonnées dans le temps, où le risque d'inachèvement est réel.
B. Un rappel à la prévention des blocages et à la responsabilité des gérants
En contraignant la SCI à reconnaître le poids électoral de tous ses associés, y compris ceux des lots non construits, la décision met en lumière les risques de blocage. Des intérêts divergents peuvent en effet émerger entre les associés jouissant de leur lot et ceux qui attendent encore la construction. L'impossibilité d'écarter ces derniers des votes contraint les organes de direction à trouver des solutions négociées pour sortir de l'impasse : achever les travaux, modifier le projet ou, en dernier recours, dissoudre la société, mais toujours en impliquant la totalité des voix.
L'arrêt constitue donc un rappel à la rigueur pour les gérants de SAIJP : ils doivent assumer les conséquences de l'architecture juridique initiale du projet jusqu'à son terme et ne peuvent se défaire de leurs obligations envers une partie des associés en prétextant des difficultés d'exécution.