Statut du porteur d'American Depositary Receipts : Arrêt de la Cour de cassation, chambre commerciale, 26 novembre 2025, n° 24-15.626

I. Rappel des faits
La société ABC Arbitrage, détentrice de certificats de dépôt américains (American Depositary Receipts ou ADR) représentatifs d'actions de la société Alcatel-Lucent, a intenté une action contre cette dernière. Elle estimait avoir été injustement privée du droit préférentiel de souscription (DPS) qui aurait dû lui revenir lors d'une augmentation de capital réalisée par Alcatel-Lucent en 2013.
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
- Première instance : La procédure a débuté devant le Tribunal de commerce d’Évry par un jugement en date du 26 février 2020.
- Appel : La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 12 mars 2024, a rejeté les demandes de la société ABC Arbitrage (CA, Paris, 12 mars 2024, 20/06600).
- Pourvoi en cassation : La société ABC Arbitrage a formé un pourvoi en cassation. Elle soutenait que sa qualité de détentrice d’ADR devait lui conférer les droits attachés au statut d’actionnaire, notamment le bénéfice du droit préférentiel de souscription. Elle arguait également que la loi applicable à la qualité d'actionnaire ne devait pas être la loi française (*lex societatis*) mais plutôt le droit new-yorkais régissant le contrat de dépôt des ADR (CA, Paris, 12 mars 2024, 20/06600).
- Défendeur au pourvoi : La société Alcatel-Lucent s'opposait à cette analyse, considérant que seule la propriété directe des actions confère la qualité d'actionnaire en droit français.
III.Thèse opposée à celle de la Cour de cassation
La thèse du demandeur au pourvoi (ABC Arbitrage) était que le détenteur d'ADR, bien que n'étant pas propriétaire direct des actions sous-jacentes, doit être assimilé à un actionnaire pour l'exercice des droits sociaux, en particulier le droit préférentiel de souscription. Cette thèse repose sur une approche économique de l'investissement et sur l'idée que le contrat de dépôt (soumis au droit américain) pourrait régir l'acquisition de la qualité d'actionnaire.
IV. Problème de droit
Le détenteur de certificats de dépôt américains (ADR) représentatifs d'actions d'une société de droit français peut-il se prévaloir de la qualité d'actionnaire pour exercer le droit préférentiel de souscription institué au profit des actionnaires par l'article L. 225-132 du Code de commerce ?
V. Réponse de la Cour de cassation
La Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle confirme la décision de la cour d'appel en jugeant que la qualité d'actionnaire est régie par la loi française (*lex societatis*) pour une société ayant son siège en France (CA, Paris, 12 mars 2024, 20/06600). Or, en droit français, cette qualité est attachée à la propriété des actions. La simple détention d'ADR, qui sont des certificats et non des titres de propriété des actions elles-mêmes, ne confère donc pas la qualité d'actionnaire. Par conséquent, le détenteur d'ADR n'est pas fondé à réclamer le bénéfice du droit préférentiel de souscription.
Commentaire d'arrêt
Par cet arrêt de rejet du 26 novembre 2025, la chambre commerciale de la Cour de cassation clôt un litige significatif sur la nature des droits attachés aux American Depositary Receipts (ADR). En refusant au détenteur de ces certificats la qualité d'actionnaire et, par conséquent, le bénéfice du droit préférentiel de souscription, la Haute juridiction réaffirme une conception stricte et formaliste de l’actionnariat en droit français.
Cette décision consacre une approche rigoureuse de la qualité d’actionnaire, condition indispensable à l’exercice des droits sociaux (I), tout en s’inscrivant dans une logique plus large de régulation des marchés financiers où la qualification des instruments et la responsabilité des acteurs sont primordiales (II).
I. La consécration d'une conception stricte de la qualité d'actionnaire
L'arrêt valide une solution qui subordonne l'exercice des droits sociaux à une définition rigoureuse de la qualité d'actionnaire (A), faisant de cette qualification la condition *sine qua non* à l'attribution du droit préférentiel de souscription (B).
A. Une qualité déterminée exclusivement par la *lex societatis*
La Cour de cassation confirme sans ambiguïté l’analyse de la cour d’appel selon laquelle la loi applicable pour déterminer la qualité d’actionnaire d’une société française est la loi française. La cour d'appel avait ainsi énoncé que "La loi applicable à une personne morale, la *lex societatis*, est s'agissant de la SAS Alcatel Lucent qui a son siège social en France, la loi française. C'est cette loi qui régit donc l'acquisition de la qualité d'actionnaire et aucunement le contrat de dépôt (*Deposit Agreement*) soumis au droit new yorkais" (CA, Paris, 12 mars 2024, 20/06600).
En adoptant cette solution, la Cour écarte toute approche économique ou fonctionnelle qui aurait pu assimiler le détenteur d'ADR à un actionnaire. Le fait que l'ADR représente économiquement des actions et que son détenteur puisse être considéré comme un "qualified institutional buyer" sous l'empire du droit américain est jugé inopérant pour lui conférer des droits sociaux en France (CA, Paris, 12 mars 2024, 20/06600). La propriété directe du titre, telle que prévue par l'article L. 228-1 du Code de commerce, demeure le critère unique et non négociable.
B. Une qualité, condition *sine qua non* de l'exercice du droit préférentiel de souscription
La conséquence logique de cette qualification stricte est l'exclusion du détenteur d'ADR du bénéfice des prérogatives attachées au statut d'actionnaire. Le droit préférentiel de souscription (DPS), institué par l'article L. 225-132 du Code de commerce, est réservé aux seuls actionnaires.
"La solution renforce la sécurité juridique en liant fermement l'exercice des droits sociaux à une qualité juridique clairement définie par la loi"
La Cour d'appel, dont l'arrêt est ici validé, avait conclu de manière péremptoire : "Il s'ensuit qu'ABC Arbitrage, qui n'établit pas avoir été éligible à l'attribution directe du DPS, n'est pas fondée à reprocher à Alcatel Lucent de l'avoir privée de ce droit" (CA, Paris, 12 mars 2024, 20/06600). La solution renforce la sécurité juridique en liant fermement l'exercice des droits sociaux à une qualité juridique clairement définie par la loi, au détriment de la protection d'investisseurs étrangers qui choisissent des instruments indirects de détention.
II. Une solution s'inscrivant dans un cadre plus large de régulation financière
Si l'arrêt se concentre sur le droit des sociétés, il résonne avec la tendance générale du droit financier à exiger une qualification rigoureuse des opérations (A) et à encadrer strictement la responsabilité des intervenants (B).
A. La qualification rigoureuse des opérations et des intervenants sur les marchés
La décision commentée, en distinguant l'ADR de l'action, participe d'un mouvement plus large de qualification précise des instruments et services financiers. Bien que la transposition soit incertaine, un arrêt récent a par exemple rappelé que la qualification d'un service de prise ferme ne dépend pas de la volonté des parties mais des conditions réelles d'exécution, et que le défaut d'agrément pour un tel service engage la responsabilité civile du prestataire (Cour de cassation, 2025-07-09, 23-15.492).
Dans les deux cas, le juge refuse de s'en tenir à l'apparence ou à la volonté des parties pour appliquer le régime juridique pertinent, qu'il s'agisse de la qualification d'un service d'investissement ou, comme en l'espèce, de la qualité d'un investisseur. Cette orthodoxie juridique vise à préserver la clarté des règles et la protection attachée à chaque statut.
B. La responsabilité encadrée des acteurs financiers
En définissant clairement qui peut agir en qualité d'actionnaire, l'arrêt participe à la délimitation des responsabilités. Seul l'actionnaire peut, par exemple, engager la responsabilité des dirigeants via l'action sociale *ut singuli*, laquelle est d'ailleurs strictement cantonnée par la jurisprudence aux dirigeants de droit de la société dont on est actionnaire (Cour de cassation - 13 mars 2019 - 17-22.128). Bien que la transposition soit ici incertaine, ce parallèle montre l'importance de la qualité d'actionnaire comme "porte d'entrée" vers l'exercice d'actions en responsabilité.
"En définissant clairement qui peut agir en qualité d'actionnaire, l'arrêt participe à la délimitation des responsabilités"
De même, la jurisprudence administrative tend à imputer directement aux personnes morales les manquements de leurs préposés agissant dans le cadre de leurs fonctions, par exemple en matière de manipulation de cours, renforçant ainsi la responsabilité des prestataires (Conseil d'Etat, Décision, 2023-10-13, 457232). La solution de l'arrêt du 26 novembre 2025, en clarifiant les droits de chacun, participe indirectement à cette exigence de rigueur et de prévisibilité dans les relations entre émetteurs, intermédiaires et investisseurs.