Succession : Arrêt de la Cour de cassation, première chambre civile, 10 décembre 2025, n° 24-11.604

I. Rappel des faits
Un époux, ayant préalablement consenti une donation entre époux (dite « au dernier vivant ») à sa conjointe, est décédé des suites de violences commises par cette dernière. Postérieurement au décès, l'épouse a été judiciairement déclarée indigne de succéder à son mari. Les héritiers du défunt ont alors agi en justice afin que la donation entre époux soit privée d'effet en conséquence de cette déclaration d'indignité.
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
Les héritiers du défunt ont saisi les juridictions du fond pour faire constater la caducité de la donation entre époux. Ils soutenaient que la déclaration d'indignité successorale, sanctionnant une faute d'une extrême gravité, devait s'étendre à tous les avantages que l'épouse survivante aurait pu tirer du décès, y compris les libéralités à cause de mort comme la donation au dernier vivant.
La cour d'appel a accueilli leur demande. Elle a considéré que la donation entre époux constituait un avantage successoral "équivalent" à un droit légal dans la succession, et que l'indignité successorale devait par conséquent entraîner sa révocation automatique, sans qu'il soit nécessaire d'engager une action distincte.
L'épouse survivante a formé un pourvoi en cassation contre cette décision, arguant que l'indignité successorale et la révocation des donations sont deux mécanismes juridiques distincts, répondant à des régimes propres.
III. Thèse opposée à celle de la Cour de cassation
La thèse écartée, soutenue par la cour d'appel, consistait à assimiler la donation entre époux à un droit successoral. Selon cette approche, l'indignité successorale, qui frappe la vocation légale à hériter, devrait logiquement s'appliquer par extension à la donation au dernier vivant, celle-ci ne prenant effet qu'au décès du donateur. Cette sanction unique (l'indignité) aurait ainsi un effet global, privant l'indigne de tous les bénéfices patrimoniaux liés au décès.
IV. Problème de droit
La déclaration d'indignité successorale d'un époux survivant entraîne-t-elle de plein droit la caducité de la donation entre époux consentie à son profit par le défunt ?
V. Réponse de la Cour de cassation
La Cour de cassation répond par la négative. Elle casse et annule la décision de la cour d’appel, au visa des articles 727, 955 et 1096 du Code civil.
Dans un arrêt de cassation sans renvoi, elle juge que l'indignité successorale est une peine civile qui ne frappe que les droits successoraux conférés par la loi (ab intestat). Elle n'entraîne pas automatiquement la révocation d'une donation entre époux. Cette dernière, étant une libéralité entre vifs, demeure soumise à son propre régime de révocation, notamment celui de l'ingratitude prévu à l'article 955 du Code civil, qui nécessite une action judiciaire distincte. La Cour met ainsi fin au litige en jugeant que la donation n'est pas révoquée de plein droit par la seule déclaration d'indignité.
Commentaire d'arrêt
La décision rendue par la Première chambre civile le 10 décembre 2025 clarifie de manière décisive la frontière entre l’indignité successorale et le régime des libéralités entre époux. En refusant d'étendre automatiquement les effets de l'indignité à la donation au dernier vivant, la Cour de cassation réaffirme la stricte dualité des mécanismes de sanction civile en droit des successions et des libéralités (I). Cette solution, qui confirme la nature de donation entre vifs de l'institution, emporte des conséquences procédurales significatives pour les héritiers souhaitant priver le conjoint indigne de tout bénéfice (II).
I. Le cloisonnement réaffirmé des régimes de l’indignité et de l’ingratitude
La Cour de cassation opère une distinction rigoureuse entre le champ d’application de l’indignité successorale, strictement cantonné aux droits légaux (A), et celui de la révocation pour ingratitude, seul applicable aux donations (B).
A. Le domaine d’application circonscrit de l’indignité successorale
Par cet arrêt, la Haute Juridiction rappelle que l’indignité successorale, prévue à l'article 727 du Code civil, est une sanction qui affecte exclusivement la vocation successorale légale de l'héritier. En tant que peine civile, son interprétation est stricte : elle prive l’indigne de sa part d'héritage telle qu'elle découle des règles de dévolution ab intestat.
"Chaque sanction doit rester dans le périmètre que lui a assigné le législateur, évitant ainsi des effets en cascade non prévus par les textes"
La Cour refuse d'étendre par analogie cette sanction aux avantages matrimoniaux ou aux libéralités. Elle censure ainsi le raisonnement de la cour d'appel qui avait créé un lien de causalité automatique entre l'indignité et la caducité de la donation. Cette solution s'inscrit dans une logique de protection de la sécurité juridique : chaque sanction doit rester dans le périmètre que lui a assigné le législateur, évitant ainsi des effets en cascade non prévus par les textes.
B. Le maintien du régime autonome de la révocation pour ingratitude
En contrepoint, la Cour de cassation réoriente les héritiers vers le mécanisme adéquat : la révocation de la donation pour cause d’ingratitude, fondée sur l'article 955 du Code civil. Ce texte prévoit explicitement qu'une donation peut être révoquée si le donataire a "attenté à la vie du donateur".
La jurisprudence rappelle constamment que l'appréciation des faits constitutifs d'ingratitude relève du pouvoir souverain des juges du fond (Cour de cassation - 13 février 2013 - 11-14.294). Dans le cas d'espèce, les faits ayant conduit à l'indignité (homicide ou violences mortelles) constituent sans équivoque une cause d'ingratitude. L'arrêt souligne donc que les héritiers ne sont pas démunis, mais qu'ils doivent utiliser la bonne action en justice. L'indignité et l'ingratitude, bien que pouvant découler des mêmes faits graves, sont deux concepts juridiques distincts avec des champs d'application et des procédures qui ne se confondent pas.
II. La portée de la qualification de la donation entre époux et ses implications pratiques
La solution retenue repose sur une qualification orthodoxe de la donation entre époux (A), ce qui impose aux héritiers une charge procédurale supplémentaire mais nécessaire (B).
A. La confirmation de la nature de donation entre vifs de la donation entre époux
La Cour de cassation, en se fondant implicitement sur l'article 1096 du Code civil, confirme une jurisprudence constante (1re civ., 19 mars 1985 ; 1re civ., 25 oct. 2017) : la donation de biens à venir entre époux, bien que ne produisant ses effets qu'au décès, est et demeure une donation entre vifs. Elle n'est pas un legs ni un droit successoral légal.
"Sa nature d'acte entre vifs, librement révocable du vivant du donateur, la place définitivement dans la sphère de l'article 955 du Code civil pour sa révocation judiciaire post-décès"
Cette qualification est déterminante. En tant que donation entre vifs, elle est soumise au régime des libéralités et non à celui de la dévolution successorale. La cour d'appel avait commis une erreur de qualification en la traitant comme un "équivalent" de droit successoral. La Cour de cassation, gardienne de la qualification exacte des faits et des actes juridiques, censure cette confusion. Sa nature d'acte entre vifs, librement révocable du vivant du donateur, la place définitivement dans la sphère de l'article 955 du Code civil pour sa révocation judiciaire post-décès.
B. Les conséquences procédurales pour les héritiers
Sur le plan pratique, cet arrêt a une conséquence majeure : la déclaration d'indignité ne suffit pas. Les héritiers qui souhaitent obtenir l'anéantissement de la donation doivent impérativement engager une action distincte en révocation pour cause d'ingratitude.
Cette action est soumise à ses propres règles procédurales. Notamment, la qualité pour agir des héritiers est encadrée et l'action doit être intentée dans le délai d'un an à compter du jour du délit imputé au donataire, ou du jour où le délit a été connu par le donateur. Si l'action n'a pas été intentée par le donateur, les héritiers ne peuvent l'exercer que si ce dernier est décédé dans l'année du délit (CA, Aix-en-Provence, 24 avril 2019, 17/19887). La décision de la Cour de cassation, en clarifiant la voie à suivre, contraint donc les héritiers à une vigilance procédurale accrue pour ne pas voir leur action prescrite ou déclarée forclose. Elle garantit ainsi la cohérence du droit en obligeant les plaideurs à respecter la spécificité de chaque action.