Transaction et codébiteur solidaire : Arrêt de la Cour de cassation, troisième chambre civile, 6 novembre 2025, n° 24-10.745

Transaction et codébiteur solidaire : Arrêt de la Cour de cassation, troisième chambre civile, 6 novembre 2025, n° 24-10.745

I. Rappel des faits

Une société bailleresse (la société Cam) a consenti un bail commercial, renouvelé au profit de plusieurs locataires successifs. Le 28 décembre 2018, le locataire en place (la société Indiana [3]) cède son fonds de commerce à une autre société (la société Cicerone) mais reste garant solidaire des obligations du bail.
Le nouveau locataire ne payant pas les loyers et charges dus pour la fin de l’année 2019 et le début de l’année 2020, la bailleresse assigne le garant en paiement le 30 juin 2020.
Postérieurement, le 3 mai 2021, la bailleresse et le locataire défaillant concluent un protocole d'accord transactionnel. Aux termes de cet accord, la bailleresse renonce aux loyers antérieurs en échange du paiement immédiat d’une somme correspondant aux loyers du troisième trimestre 2020.

II. Étapes de la procédure et prétentions des parties

En première instance, la bailleresse (société Cam) a assigné le garant (société Indiana [3]) en paiement des loyers impayés par le locataire (société Cicerone).
La cour d’appel de Paris, par un arrêt du 23 novembre 2023, a condamné le garant au paiement des sommes réclamées.
Le garant a formé un pourvoi en cassation. Il soutient que la cour d'appel aurait dû rechercher s’il ne pouvait pas se prévaloir de l'avantage consenti par la bailleresse au locataire dans le cadre de la transaction du 3 mai 2021. Selon lui, en tant que codébiteur solidaire, il devrait pouvoir bénéficier de la renonciation partielle à la créance contenue dans cet accord.

III. Présentation de la thèse opposée à celle de la Cour de cassation

La cour d'appel de Paris a jugé que la garantie solidaire du cédant était due. Elle a fondé sa décision sur une application stricte de l'effet relatif des contrats. Elle a retenu que la transaction signée entre la bailleresse et le locataire ne pouvait produire d'effets à l'égard du garant, tiers à cet accord. Elle a souligné que le protocole transactionnel précisait expressément que la transaction ne faisait pas obstacle à une action contre un tiers, même pour la créance objet de l'accord. Par conséquent, la cour d’appel a conclu que la bailleresse n'avait pas renoncé à son droit de poursuivre le garant.

IV. Problème de droit

Un tiers codébiteur solidaire, non partie à une transaction conclue entre le créancier et un autre coobligé, peut-il se prévaloir des avantages, telle une renonciation à une partie de la créance, contenus dans cet accord pour obtenir une réduction de sa propre dette ?

V. Réponse donnée par la Cour

La Cour de cassation répond par l'affirmative et casse et annule l’arrêt d’appel, au visa des articles 1199, 1200 et 1315 du Code civil, dans leur rédaction issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, et 2051 du Code civil.
Elle énonce qu'il résulte d'une combinaison des textes visés que, si une transaction n'a d'effet qu'entre les parties qui l'ont conclue, elle constitue pour un tiers un fait juridique. Par conséquent, « le tiers codébiteur solidaire peut invoquer les engagements contenus dans la transaction intervenue entre le créancier commun et l'un de ses coobligés, dès lors qu'il en résulte pour ce dernier un avantage dont il peut lui-même bénéficier »
La Cour de cassation reproche à la cour d'appel un défaut de base légale pour ne pas avoir recherché, comme cela lui était demandé, si la bailleresse n'avait pas consenti au locataire un avantage dont le garant pouvait bénéficier.

Commentaire d'arrêt

L’arrêt rendu par la Troisième chambre civile de la Cour de cassation le 6 novembre 2025 apporte une clarification importante sur l’articulation entre l’effet relatif des contrats et le régime de la solidarité passive. En permettant à un garant solidaire, tiers à une transaction, de se prévaloir des avantages qui y sont stipulés, la Haute juridiction réconcilie des principes en apparence contradictoires et renforce la protection des codébiteurs solidaires. La solution s’articule autour de la double nature de la transaction, qui, tout en étant un contrat à effet relatif, constitue également un fait juridique opposable par les tiers.

I. La réconciliation de l'effet relatif de la transaction avec les droits du codébiteur solidaire

L’arrêt du 6 novembre 2025 opère une synthèse entre le principe de l'effet relatif, qui limite la portée d'une transaction aux seules parties signataires (A), et la possibilité pour un tiers d'invoquer cet acte en tant que fait juridique lorsque celui-ci lui procure un avantage (B).

A. Le rappel du principe de l'effet relatif de la transaction

La transaction est un contrat soumis au principe cardinal de l'effet relatif, énoncé à l'article 1199 du Code civil, selon lequel un contrat ne crée d'obligations qu'entre les parties. L'article 2051 du Code civil applique spécifiquement cette règle à la transaction en disposant qu'elle « ne lie point les autres intéressés et ne peut être opposée par eux ». La cour d’appel de Paris, dans la décision cassée, avait fait une application rigoureuse de ce principe. En relevant que le protocole transactionnel excluait expressément toute action contre un tiers, elle avait considéré que le garant ne pouvait en aucun cas se prévaloir de cet accord auquel il n’était pas partie.
Cette approche, bien que conforme à une lecture littérale des textes sur l'effet relatif, ignorait les aménagements prévus en matière d'obligations solidaires. La Cour de cassation, sans nier ce principe, choisit de le combiner avec d'autres dispositions pour parvenir à une solution plus équilibrée.

B. L’aménagement du principe par la qualification de fait juridique

L'apport principal de l'arrêt est de consacrer la possibilité pour le codébiteur solidaire d'invoquer la transaction, non pas en tant que contrat, mais en tant que fait juridique. La Cour s'appuie sur l'article 1200 du Code civil, qui permet aux tiers de se prévaloir d'un contrat notamment pour apporter la preuve d'un fait. Pour la Cour, la transaction, bien que ne liant pas le garant, crée une nouvelle situation juridique – une renonciation partielle à la créance – dont il peut se prévaloir.
"L'apport principal de l'arrêt est de consacrer la possibilité pour le codébiteur solidaire d'invoquer la transaction, non pas en tant que contrat, mais en tant que fait juridique"
Cette qualification de fait juridique ouvre la voie à l'application de l'article 1315 du Code civil. Ce texte permet à un débiteur solidaire de se prévaloir d'une exception personnelle à un autre codébiteur, comme une remise de dette, lorsqu'elle éteint une partie de la créance. En l'espèce, la renonciation de la bailleresse aux loyers antérieurs dans la transaction constitue un avantage assimilable à une remise de dette partielle. Le garant est donc fondé à invoquer cet "avantage" pour demander que sa propre dette soit réduite d'autant (Récapitulatif des points - Point n°3 - II). La Cour de cassation établit ainsi un pont entre l'effet relatif de la transaction et les mécanismes de protection inhérents à la solidarité passive.

II. La portée de la solution : une protection renforcée du garant et un office du juge précisé

Au-delà de la clarification du principe, cet arrêt a des conséquences pratiques significatives. Il étend la protection accordée au garant solidaire (A) et impose aux juges du fond une obligation de recherche impérative (B).

A. La protection étendue du garant solidaire, tiers à la transaction

En pratique, cette décision renforce considérablement la position du garant solidaire, tel que le cédant d'un fonds de commerce. Il n'est plus à la merci d'accords conclus entre le créancier et le débiteur principal qui pourraient le laisser seul tenu de la totalité de la dette initiale. En lui permettant de bénéficier de la remise de dette consentie au locataire, la Cour de cassation s'aligne sur la logique de l'article 1350-1 du Code civil, qui prévoit que la remise de dette accordée à l'un des codébiteurs solidaires libère les autres à concurrence de sa part.
Cette solution empêche le créancier de se désintéresser auprès du débiteur principal pour une partie de la dette, tout en se réservant le droit de réclamer 100 % de cette même dette au garant. Elle assure ainsi une plus grande cohérence et équité dans le traitement des coobligés solidaires. Le garant peut ainsi faire valoir que l'extinction partielle de la dette principale doit nécessairement réduire son propre engagement, conformément à la nature accessoire de sa garantie (Récapitulatif des points - Point n°2 - III B).

B. L’office redéfini du juge du fond : une obligation de recherche impérative

La cassation est prononcée pour un défaut de base légale, la Cour de cassation reprochant aux juges d’appel de ne pas avoir « recherché, comme il le lui était demandé, si la bailleresse n'avait pas consenti à la locataire un avantage dont la garante pouvait bénéficier ». Ce faisant, la Haute juridiction ne se contente pas d'énoncer un principe, mais elle en tire les conséquences procédurales en définissant l'office du juge.
"Désormais, lorsqu'un codébiteur solidaire invoque une transaction conclue par son coobligé, le juge du fond ne peut plus se contenter de constater l'effet relatif de l'acte"
Désormais, lorsqu'un codébiteur solidaire invoque une transaction conclue par son coobligé, le juge du fond ne peut plus se contenter de constater l'effet relatif de l'acte. Il a l'obligation d'analyser le contenu de la transaction pour y déceler l'existence éventuelle d'un « avantage » – comme une remise de dette ou des délais de paiement – et d'en apprécier les conséquences sur l'engagement du codébiteur qui s'en prévaut. Cette exigence de recherche active garantit que les droits du garant solidaire ne seront pas écartés par une analyse purement formelle des règles contractuelles (Récapitulatif des points - Point n°1 - IV B). Cet arrêt impose donc une vérification concrète et approfondie de la situation juridique créée par la transaction, au bénéfice de l'ensemble des codébiteurs.

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