TVA : Arrêt du Conseil d'État, 22 juillet 2025, Société Eurapack France, n° 494230, A

I. Rappel des faits
La société Eurapack France, exerçant une activité de location de locaux nus à usage professionnel, a fait l'objet d'une vérification de comptabilité pour la période du 1er janvier 2013 au 31 décembre 2015. À l'issue de ce contrôle, l'administration fiscale lui a réclamé des rappels de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et des pénalités au motif qu'elle avait facturé des prestations avec TVA sans reverser celle-ci au Trésor public. L'activité de location de locaux nus étant en principe exonérée de TVA, la taxe avait été facturée à tort aux locataires, qui l'avaient néanmoins déduite.
II. Étapes de la procédure et prétentions des parties
- Société Eurapack France (requérante) : La société a demandé la décharge des impositions et pénalités. Sa demande a été partiellement rejetée par le tribunal administratif de Strasbourg (jugements des 30 novembre 2021 et 20 avril 2022). Elle a fait appel de ces décisions. La cour administrative d'appel de Nancy a rejeté ses appels par un arrêt du 14 mars 2024. La société a alors formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d'État, demandant l'annulation de l'arrêt de la cour administrative d'appel en ce qu'il a validé les rappels de TVA et les pénalités.
- Ministre de l'économie (défendeur) : Le ministre a conclu au rejet du pourvoi, soutenant que les moyens soulevés par la société n'étaient pas fondés.
III. Thèse opposée à celle de la cour administrative d'appel
La cour administrative d'appel a jugé que la société Eurapack France ne pouvait pas obtenir la décharge de la TVA indûment facturée. Elle a estimé, d'une part, que l'émission de factures rectificatives et de notes d'avoir ne suffisait pas à éliminer complètement le risque de perte de recettes fiscales pour le Trésor public. D'autre part, et de manière déterminante, elle a considéré que la société ne pouvait pas utilement invoquer sa bonne foi pour obtenir la régularisation de la taxe.
IV. Problème de droit
L'émetteur d'une facture mentionnant indûment la TVA peut-il, en l'absence d'élimination complète du risque de perte de recettes fiscales, obtenir la régularisation de la taxe en invoquant sa bonne foi ?
V. Réponse donnée par le Conseil d'État
Le Conseil d'État juge que si le risque de perte de recettes fiscales n'est pas complètement éliminé, l'émetteur d'une facture mentionnant indûment la TVA peut néanmoins obtenir la régularisation de cette taxe à la condition qu'il soit de bonne foi. Par conséquent, en jugeant que la société ne pouvait utilement invoquer sa bonne foi, la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit.
Commentaire d'arrêt
L'arrêt rendu par le Conseil d'État le 22 juillet 2025, dans l'affaire Société Eurapack France, apporte une clarification essentielle sur les conditions de régularisation de la TVA indûment facturée. En cassant un arrêt de cour administrative d'appel pour erreur de droit, la Haute Juridiction administrative consacre le rôle de la bonne foi de l'assujetti comme un critère autonome et opérant, même lorsque le risque de perte de recettes pour le Trésor public n'est pas totalement écarté. Cette décision s'inscrit dans la lignée de la jurisprudence européenne visant à garantir la neutralité de la TVA.
Il convient d'analyser la manière dont le Conseil d'État confirme le cadre de la régularisation de la TVA (I), avant de souligner la portée de la consécration du rôle autonome de la bonne foi de l'émetteur (II).
I. La confirmation du cadre dualiste de la régularisation de la TVA
Le Conseil d'État profite de cette affaire pour rappeler et consolider les règles de régularisation de la TVA indûment facturée, qui reposent sur une distinction fondamentale liée au risque fiscal (A), tout en validant l'appréciation faite par les juges du fond de la persistance de ce risque (B).
A. La distinction fondamentale fondée sur le risque de perte de recettes fiscales
L'arrêt réaffirme la grille d'analyse, issue du droit de l'Union européenne, qui module les conditions de régularisation selon l'existence d'un risque fiscal. Il expose deux régimes distincts.
Premièrement, lorsque le risque de perte de recettes fiscales est « inexistant ou qu'il a été, en temps utile, complètement éliminé », notamment parce que l'administration a définitivement refusé la déduction au client, la régularisation est de droit. Elle ne peut être subordonnée ni à la bonne foi de l'émetteur, ni même à la rectification préalable de la facture. Cette solution vise à garantir le principe de neutralité sans imposer de contraintes superfétatoires à l'assujetti dès lors que le Trésor est protégé.
"L'arrêt réaffirme la grille d'analyse, qui module les conditions de régularisation selon l'existence d'un risque fiscal"
Deuxièmement, lorsque ce risque « n'est pas complètement éliminé », la régularisation reste possible mais est subordonnée à deux conditions cumulatives : la rectification de l'erreur par l'envoi d'une facture rectificative au client et la démonstration de la bonne foi de l'émetteur. En rappelant cette alternative, le Conseil d'État prépare le terrain à la censure de l'arrêt d'appel, qui avait ignoré le second volet de cette seconde hypothèse.
B. La validation de l'appréciation du maintien d'un risque fiscal
Dans un premier temps, le Conseil d'État exerce un contrôle de la qualification juridique des faits et valide le raisonnement de la cour administrative d'appel sur un point : le risque fiscal n'était pas éliminé. En l'espèce, la société avait émis des factures rectificatives et des avoirs, mais ses clients avaient déjà déduit la TVA initialement facturée à tort.
"Tant que le client n'a pas réintégré la TVA indûment déduite, le Trésor public reste exposé à une perte"
La Haute Juridiction juge que la cour n'a commis ni erreur de droit ni erreur de qualification juridique des faits en estimant que ces démarches correctrices n'étaient pas suffisantes, en elles-mêmes, pour « regarder le risque de perte de recettes fiscales comme complètement éliminé ». Tant que le client n'a pas réintégré la TVA indûment déduite, le Trésor public reste exposé à une perte. Cette position est stricte et confirme que l'élimination du risque suppose une neutralisation effective de la déduction opérée en aval (Cour administrative d'appel de Marseille, Décision, 2023-01-12, 20MA01115).
II. La consécration du rôle autonome de la bonne foi en cas de risque résiduel
Le point nodal et la portée de l'arrêt résident dans la censure de la position des juges d'appel qui niait toute pertinence à la bonne foi (A), une solution qui assure la pleine conformité du droit interne avec les principes fondamentaux du système commun de TVA (B).
A. La censure de l'éviction de la bonne foi comme moyen opérant
L'apport majeur de la décision est l'affirmation claire que la bonne foi est une condition suffisante, aux côtés de la rectification matérielle, pour obtenir la régularisation lorsque le risque fiscal perdure. Le Conseil d'État énonce sans équivoque : « l'absence d'élimination complète du risque de perte de recettes fiscales ne fait pas obstacle à ce que l'émetteur [...] puisse régulariser cette taxe s'il est de bonne foi ».
En jugeant que la société Eurapack France « ne pouvait utilement invoquer sa bonne foi », la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit manifeste. Elle a, en pratique, fermé la seule voie de régularisation qui restait ouverte à l'assujetti dans cette configuration. Le Conseil d'État restaure ainsi la plénitude du mécanisme de régularisation en consacrant la bonne foi non comme une simple circonstance atténuante, mais comme une véritable condition alternative à l'élimination totale du risque.
B. Une solution en adéquation avec le principe de neutralité de la TVA
En cassant l'arrêt d'appel, le Conseil d'État aligne sa jurisprudence sur les exigences du principe de neutralité de la TVA, tel qu'interprété par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE - Affaire C-48/20). Ce principe fondamental s'oppose à ce qu'un assujetti supporte une charge de TVA pour une opération exonérée, du seul fait d'une erreur commise sans intention frauduleuse.
"Ce principe fondamental s'oppose à ce qu'un assujetti supporte une charge de TVA pour une opération exonérée, du seul fait d'une erreur commise sans intention frauduleuse."
Subordonner la régularisation à la seule et difficile preuve de l'élimination complète du risque reviendrait, dans de nombreux cas, à faire peser une charge fiscale définitive sur l'émetteur de bonne foi, en violation de la neutralité de l'impôt (CJUE - Affaire C-48/20). La solution retenue est donc proportionnée : elle protège le Trésor public en maintenant l'exigence de redevabilité posée par l'article 283, 3° du CGI, tout en ménageant une porte de sortie pour l'opérateur diligent et de bonne foi, conformément à l'esprit du droit de l'Union (CJUE - Affaire C-48/20). L'affaire est donc renvoyée à la cour administrative d'appel de Nancy pour qu'elle examine, cette fois, si la bonne foi de la société Eurapack France est établie.